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Batailles
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Batailles Titre : Batailles Poète : Victor Hugo (1802-1885) Recueil : Toute la lyre (1888 et 1893). Batailles ! noirs duels de la force et du droit ! Guerres, par le hasard en courant décidées, N'êtes-vous pas souvent funestes aux idées ? Que de fois vous avez souillé d'iniquités La Justice et la Paix, ces chastes déités ! Tout ne s'en va-t-il pas dans le bruit que vous faites, Ô victoires ! fracas ! étincelantes fêtes ! Illuminations sous les grands arbres noirs ! Feux d'or épanouis dans le ciel clair des soirs ! Longue acclamation de la foule aux armées ! Concerts ! chants belliqueux ! cris éclatants ! fumées ! Qui remuez le coeur de chaque citoyen, Et dont le lendemain il ne reste plus rien Que des lampions vils mêlés aux branches d'arbre, Et des taches de suif sur les Vénus de marbre !
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Écrit sur la plinthe d'un bas-relief antique
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Écrit sur la plinthe d'un bas-relief antique Titre : Écrit sur la plinthe d'un bas-relief antique Poète : Victor Hugo (1802-1885) À MADEMOISELLE LOUISE B. La musique est dans tout. Un hymne sort du monde. Rumeur de la galère aux flancs lavés par l'onde, Bruits des villes, pitié de la sœur pour la sœur, Passion des amants jeunes et beaux, douceur, Des vieux époux usés ensemble par la vie, Fanfare de la plaine émaillée et ravie, Mots échangés le soir sur les seuils fraternels, Sombre tressaillements des chênes éternels, Vous êtes l'harmonie et la musique même ! Vous êtes les soupirs qui font le chant suprême ! Pour notre âme, les jours, la vie et les saisons, Les songes de nos cœurs, les plis des horizons, L'aube et ses pleurs, le soir et ses grands incendies, Flottent dans un réseau de vagues mélodies ; Une voix dans les champs nous parle, une autre voix Dit à l'homme autre chose et chante dans les bois. Par moment, un troupeau bêle, une cloche tinte. Quand par l'ombre, la nuit, la colline est atteinte, De toutes parts on voit danser et resplendir, Dans le ciel étoilé du zénith au nadir, Dans la voix des oiseaux, dans le cri des cigales, Le groupe éblouissant des notes inégales. Toujours avec notre âme un doux bruit s'accoupla ; La nature nous dit : « Chante ! » et c'est pour cela Qu'un statuaire ancien sculpta sur cette pierre Un pâtre sur sa flûte abaissant sa paupière. Juin 1833.
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Demain
Évariste de Parny (1753-1814)
Poésie : Demain Titre : Demain Poète : Évariste de Parny (1753-1814) Recueil : Poésies érotiques (1778). À Euphrosine. Vous m'amusez par des caresses, Vous promettez incessamment, Et le Zéphir, en se jouant, Emporte vos vaines promesses. Demain, dites-vous tous les jours ; Je suis chez vous avant l'aurore ; Mais volant à votre secours La pudeur chasse les amours ; Demain, répétez-vous encore. Rendez grâce au Dieux bienfaisant Qui vous donna jusqu'à présent L'art d'être tous les jours nouvelle ; Mais le temps, du bout de son aile, Touchera vos traits en passant ; Dès Demain vous serez moins belle ; Et moi peut-être moins pressant.
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Explication
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Explication Titre : Explication Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Parallèlement (1889). Le bonheur de saigner sur le cœur d'un ami, Le besoin de pleurer bien longtemps sur son sein, Le désir de parler à lui, bas à demi, Le rêve de rester ensemble sans dessein ! Le malheur d'avoir tant de belles ennemies, La satiété d'être une machine obscène, L'horreur des cris impurs de toutes ces lamies. Le cauchemar d'une incessante mise en scène ! Mourir pour sa Patrie ou pour son Dieu, gaîment, Ou pour l'autre, en ses bras, et baisant chastement La main qui ne trahit, la bouche qui ne menti Vivre loin des devoirs et des saintes tourmentes Pour les seins clairs et pour les yeux luisant d'amantes, Et pour le... reste ! vers telles morts infamantes !
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Pastel
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Pastel Titre : Pastel Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Recueil : La comédie de la mort (1838). J'aime à vous voir en vos cadres ovales, Portraits jaunis des belles du vieux temps, Tenant en main des roses un peu pâles, Comme il convient à des fleurs de cent ans. Le vent d'hiver, en vous touchant la joue, A fait mourir vos œillets et vos lis, Vous n'avez plus que des mouches de boue Et sur les quais vous gisez tout salis. Il est passé le doux règne des belles ; La Parabère avec la Pompadour Ne trouveraient que des sujets rebelles, Et sous leur tombe est enterré l'amour. Vous, cependant, vieux portraits qu'on oublie, Vous respirez vos bouquets sans parfums, Et souriez avec mélancolie Au souvenir de vos galants défunts.
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Jésuitisme
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Jésuitisme Titre : Jésuitisme Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Poèmes saturniens (1866). Le chagrin qui me tue est ironique, et joint Le sarcasme au supplice, et ne torture point Franchement, mais picote avec un faux sourire Et transforme en spectacle amusant mon martyre, Et, sur la bière où gît mon rêve mi-pourri, Beugle un De profundis sur l'air du Tradéri. C'est un Tartufe qui, tout en mettant des roses Pompons sur les autels des Madones moroses, Tout en faisant chanter à des enfants de choeur Ces cantiques d'eau tiède où se baigne le coeur, Tout en amidonnant ces guimpes amoureuses Qui serpentent au coeur sacré des Bienheureuses, Tout en disant à voix basse son chapelet, Tout en passant la main sur son petit collet, Tout en parlant avec componction de l'âme, N'en médite pas moins ma ruine, — l'infâme !
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Quiconque a peint Amour, il fut ingenieux
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Quiconque a peint Amour, il fut ingenieux Titre : Quiconque a peint Amour, il fut ingenieux Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Amours diverses (1578). Quiconque a peint Amour, il fut ingenieux, Non le faisant enfant chargé de traicts et d'ailes, Non luy chargeant les mains de flames eternelles, Mais bien d'un double crespe enveloppant ses yeux. Amour hait la clarté, le jour m'est odieux : J'ay, qui me sert de jour, mes propres estincelles, Sans qu'un Soleil jaloux de ses flames nouvelles S'amuse si long temps à tourner dans les cieux. Argus regne en Esté, qui d'une œillade espesse Espie l'amoureux parlant à sa maistresse Le jour est de l'Amour ennemy dangereux. Soleil, tu me desplais : la nuict m'est bien meilleure : Pren pitié de mon mal, cache toy de bonne heure : Tu fus, comme je suis, autrefois amoureux.
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Le possédé
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Le possédé Titre : Le possédé Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Recueil : Les fleurs du mal (1857). Sonnet. Le soleil s'est couvert d'un crêpe. Comme lui, Ô Lune de ma vie ! emmitoufle-toi d'ombre ; Dors ou fume à ton gré ; sois muette, sois sombre, Et plonge tout entière au gouffre de l'Ennui ; Je t'aime ainsi ! Pourtant, si tu veux aujourd'hui, Comme un astre éclipsé qui sort de la pénombre, Te pavaner aux lieux que la Folie encombre, C'est bien ! Charmant poignard, jaillis de ton étui ! Allume ta prunelle à la flamme des lustres ! Allume le désir dans les regards des rustres ! Tout de toi m'est plaisir, morbide ou pétulant ; Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore ; Il n'est pas une fibre en tout mon corps tremblant Qui ne crie : Ô mon cher Belzébuth, je t'adore !
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Élégie du printemps
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Élégie du printemps Titre : Élégie du printemps Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) À la sœur d'Astrée. Printemps, fils du Soleil, que la terre arrosée De la fertile humeur d'une douce rosée, Au milieu des œillets et des roses conçut, Quand Flore entre ses bras nourrice vous reçut, Naissez, croissez, Printemps, laissez-vous apparaître : En voyant Isabeau vous pourrez vous connaître, Elle est votre miroir, et deux lis assemblés Ne se ressemblent tant que vous entresemblez : Tous les deux n'êtes qu'un, c'est une même chose. La rose que voici ressemble à cette rose, Le diamant à l'autre, et la fleur à la fleur : Le Printemps est le frère, Isabeau est la sœur. On dit que le Printemps, pompeux de sa richesse, Orgueilleux de ses fleurs, enflé de sa jeunesse, Logé comme un grand prince en ses vertes maisons, Se vantait le plus beau de toutes les saisons, Et se glorifiant le contait à Zéphyre ; Le Ciel en fut marri, qui soudain le vint dire À la mère Nature. Elle, pour rabaisser L'orgueil de cet enfant, va partout ramasser Les biens qu'elle serrait de maint et mainte année.
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Quand je suis tout baissé sur votre belle face
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Quand je suis tout baissé sur votre belle face Titre : Quand je suis tout baissé sur votre belle face Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Le second livre des Amours (1556). Quand je suis tout baissé sur votre belle face, Je vois dedans vos yeux je ne sais quoi de blanc, Je ne sais quoi de noir, qui m'émeut tout le sang, Et qui jusques au coeur de veine en veine passe. Je vois dedans Amour, qui va changeant de place, Ores bas, ores haut, toujours me regardant, Et son arc contre moi coup sur coup débandant. Las ! si je faux, raison, que veux-tu que j'y fasse ? Tant s'en faut que je sois alors maître de moi, Que je vendrais mon père, et trahirais mon Roi, Mon pays, et ma soeur, mes frères et ma mère : Tant je suis hors du sens, après que j'ai tâté A longs traits amoureux de la poison amère, Qui sort de ces beaux yeux, dont je suis enchanté.
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À Granville, en 1836
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : À Granville, en 1836 Titre : À Granville, en 1836 Poète : Victor Hugo (1802-1885) Voici juin. Le moineau raille Dans les champs les amoureux ; Le rossignol de muraille Chante dans son nid pierreux. Les herbes et les branchages, Pleins de soupirs et d'abois, Font de charmants rabâchages Dans la profondeur des bois. La grive et la tourterelle Prolongent, dans les nids sourds, La ravissante querelle Des baisers et des amours. Sous les treilles de la plaine, Dans l'antre où verdit l'osier, Virgile enivre Silène, Et Rabelais Grandgousier. O Virgile, verse à boire ! Verse à boire, ô Rabelais ! La forêt est une gloire ; La caverne est un palais ! Il n'est pas de lac ni d'île Qui ne nous prenne au gluau, Qui n'improvise une idylle, Ou qui ne chante un duo. Car l'amour chasse aux bocages, Et l'amour pêche aux ruisseaux, Car les belles sont les cages Dont nos coeurs sont les oiseaux. De la source, sa cuvette, La fleur, faisant son miroir, Dit : -Bonjour,- à la fauvette, Et dit au hibou : -Bonsoir. Le toit espère la gerbe, Pain d'abord et chaume après ; La croupe du boeuf dans l'herbe Semble un mont dans les forêts. L'étang rit à la macreuse, Le pré rit au loriot, Pendant que l'ornière creuse Gronde le lourd chariot. L'or fleurit en giroflée ; L'ancien zéphyr fabuleux Souffle avec sa joue enflée Au fond des nuages bleus. Jersey, sur l'onde docile, Se drape d'un beau ciel pur, Et prend des airs de Sicile Dans un grand haillon d'azur. Partout l'églogue est écrite : Même en la froide Albion, L'air est plein de Théocrite, Le vent sait par coeur Bion, Et redit, mélancolique, La chanson que fredonna Moschus, grillon bucolique De la cheminée Etna. L'hiver tousse, vieux phtisique, Et s'en va; la brume fond ; Les vagues font la musique Des vers que les arbres font. Toute la nature sombre Verse un mystérieux jour ; L'âme qui rêve a plus d'ombre Et la fleur a plus d'amour. L'herbe éclate en pâquerettes ; Les parfums, qu'on croit muets, Content les peines secrètes Des liserons aux bleuets. Les petites ailes blanches Sur les eaux et les sillons S'abattent en avalanches ; Il neige des papillons. Et sur la mer, qui reflète L'aube au sourire d'émail, La bruyère violette Met au vieux mont un camail ; Afin qu'il puisse, à l'abîme Qu'il contient et qu'il bénit, Dire sa messe sublime Sous sa mitre de granit. Granville, juin 1836.
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La sultane favorite
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : La sultane favorite Titre : La sultane favorite Poète : Victor Hugo (1802-1885) N'ai-je pas pour toi, belle juive, Assez dépeuplé mon sérail ? Souffre qu'enfin le reste vive. Faut-il qu'un coup de hache suive Chaque coup de ton éventail ? Repose-toi, jeune maîtresse. Fais grâce au troupeau qui me suit. Je te fais sultane et princesse : Laisse en paix tes compagnes, cesse D'implorer leur mort chaque nuit. Quand à ce penser tu t'arrêtes, Tu viens plus tendre à mes genoux ; Toujours je comprends dans les fêtes Que tu vas demander des têtes Quand ton regard devient plus doux. Ah ! jalouse entre les jalouses ! Si belle avec ce coeur d'acier ! Pardonne à mes autres épouses. Voit-on que les fleurs des pelouses Meurent à l'ombre du rosier ? Ne suis-je pas à toi ? Qu'importe, Quand sur toi mes bras sont fermés, Que cent femmes qu'un feu transporte Consument en vain à ma porte Leur souffle en soupirs enflammés ? Dans leur solitude profonde, Laisse-les t'envier toujours ; Vois-les passer comme fuit l'onde ; Laisse-les vivre : à toi le monde ! A toi mon trône, à toi mes jours ! A toi tout mon peuple - qui tremble ! A toi Stamboul qui, sur ce bord Dressant mille flèches ensemble, Se berce dans la mer, et semble Une flotte à l'ancre qui dort ! A toi, jamais à tes rivales, Mes spahis aux rouges turbans, Qui, se suivant sans intervalles, Volent courbés sur leurs cavales Comme des rameurs sur leurs bancs ! A toi Bassoral, Trébizonde, Chypre où de vieux noms sont gravés, Fez où la poudre d'or abonde, Mosul où trafique le monde, Erzeroum aux chemins pavés ! A toi Smyrne et ses maisons neuves Où vient blanchir le flot amer ! Le Gange redouté des veuves ! Le Danube qui par cinq fleuves Tombe échevelé dans la mer ! Dis, crains-tu les filles de Grèce ? Les lys pâles de Damanhour ? Ou l'oeil ardent de la négresse Qui, comme une jeune tigresse, Bondit rugissante d'amour ? Que m'importe, juive adorée, Un sein d'ébène, un front vermeil ! Tu n'es point blanche ni cuivrée, Mais il semble qu'on t'a dorée Avec un rayon de soleil. N'appelle donc plus la tempête, Princesse, sur ces humbles fleurs, Jouis en paix de ta conquête, Et n'exige pas qu'une tête Tombe avec chacun de tes pleurs ! Ne songe plus qu'aux vrais platanes Au bain mêlé d'ambre et de nard, Au golfe où glissent les tartanes... Il faut au sultan des sultanes ; Il faut des perles au poignard !
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La branche d'amandier
Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Poésie : La branche d'amandier Titre : La branche d'amandier Poète : Alphonse de Lamartine (1790-1869) De l'amandier tige fleurie, Symbole, hélas! de la beauté, Comme toi, la fleur de la vie Fleurit et tombe avant l'été. Qu'on la néglige ou qu'on la cueille, De nos fronts, des mains de l'Amour, Elle s'échappe feuille à feuille, Comme nos plaisirs jour à jour ! Savourons ces courtes délices ; Disputons-les même au zéphyr, Epuisons les riants calices De ces parfums qui vont mourir. Souvent la beauté fugitive Ressemble à la fleur du matin, Qui, du front glacé du convive, Tombe avant l'heure du festin. Un jour tombe, un autre se lève ; Le printemps va s'évanouir ; Chaque fleur que le vent enlève Nous dit : Hâtez-vous de jouir. Et, puisqu'il faut qu'elles périssent, Qu'elles périssent sans retour ! Que ces roses ne se flétrissent Que sous les lèvres de l'amour !
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À la Malibran
Alfred de Musset (1810-1857)
Poésie : À la Malibran Titre : À la Malibran Poète : Alfred de Musset (1810-1857) Stances I Sans doute il est trop tard pour parler encor d'elle ; Depuis qu'elle n'est plus quinze jours sont passés, Et dans ce pays-ci quinze jours, je le sais, Font d'une mort récente une vieille nouvelle. De quelque nom d'ailleurs que le regret s'appelle, L'homme, par tout pays, en a bien vite assez. II Ô Maria-Felicia ! le peintre et le poète Laissent, en expirant, d'immortels héritiers ; Jamais l'affreuse nuit ne les prend tout entiers. À défaut d'action, leur grande âme inquiète De la mort et du temps entreprend la conquête, Et, frappés dans la lutte, ils tombent en guerriers. III Celui-là sur l'airain a gravé sa pensée ; Dans un rythme doré l'autre l'a cadencée ; Du moment qu'on l'écoute, on lui devient ami. Sur sa toile, en mourant, Raphael l'a laissée, Et, pour que le néant ne touche point à lui, C'est assez d'un enfant sur sa mère endormi. IV Comme dans une lampe une flamme fidèle, Au fond du Parthénon le marbre inhabité Garde de Phidias la mémoire éternelle, Et la jeune Vénus, fille de Praxitèle, Sourit encor, debout dans sa divinité, Aux siècles impuissants qu'a vaincus sa beauté. V Recevant d'âge en âge une nouvelle vie, Ainsi s'en vont à Dieu les gloires d'autrefois ; Ainsi le vaste écho de la voix du génie Devient du genre humain l'universelle voix... Et de toi, morte hier, de toi, pauvre Marie, Au fond d'une chapelle il nous reste une croix ! VI Une croix ! et l'oubli, la nuit et le silence ! Écoutez ! c'est le vent, c'est l'Océan immense ; C'est un pêcheur qui chante au bord du grand chemin. Et de tant de beauté, de gloire et d'espérance, De tant d'accords si doux d'un instrument divin, Pas un faible soupir, pas un écho lointain ! VII Une croix ! et ton nom écrit sur une pierre, Non pas même le tien, mais celui d'un époux, Voilà ce qu'après toi tu laisses sur la terre ; Et ceux qui t'iront voir à ta maison dernière, N'y trouvant pas ce nom qui fut aimé de nous, Ne sauront pour prier où poser les genoux. VIII Ô Ninette ! où sont-ils, belle muse adorée, Ces accents pleins d'amour, de charme et de terreur, Qui voltigeaient le soir sur ta lèvre inspirée, Comme un parfum léger sur l'aubépine en fleur ? Où vibre maintenant cette voix éplorée, Cette harpe vivante attachée à ton coeur ? IX N'était-ce pas hier, fille joyeuse et folle, Que ta verve railleuse animait Corilla, Et que tu nous lançais avec la Rosina La roulade amoureuse et l'oeillade espagnole ? Ces pleurs sur tes bras nus, quand tu chantais le Saule, N'était-ce pas hier, pâle Desdemona ? X N'était-ce pas hier qu'à la fleur de ton âge Tu traversais l'Europe, une lyre à la main ; Dans la mer, en riant, te jetant à la nage, Chantant la tarentelle au ciel napolitain, Coeur d'ange et de lion, libre oiseau de passage, Espiègle enfant ce soir, sainte artiste demain ? XI N'était-ce pas hier qu'enivrée et bénie Tu traînais à ton char un peuple transporté, Et que Londre et Madrid, la France et l'Italie, Apportaient à tes pieds cet or tant convoité, Cet or deux fois sacré qui payait ton génie, Et qu'à tes pieds souvent laissa ta charité ? XII Qu'as-tu fait pour mourir, ô noble créature, Belle image de Dieu, qui donnais en chemin Au riche un peu de joie, au malheureux du pain ? Ah ! qui donc frappe ainsi dans la mère nature, Et quel faucheur aveugle, affamé de pâture, Sur les meilleurs de nous ose porter la main ? XIII Ne suffit-il donc pas à l'ange de ténèbres Qu'à peine de ce temps il nous reste un grand nom ? Que Géricault, Cuvier, Schiller, Goethe et Byron Soient endormis d'hier sous les dalles funèbres, Et que nous ayons vu tant d'autres morts célèbres Dans l'abîme entr'ouvert suivre Napoléon ? XIV Nous faut-il perdre encor nos têtes les plus chères, Et venir en pleurant leur fermer les paupières, Dès qu'un rayon d'espoir a brillé dans leurs yeux ? Le ciel de ses élus devient-il envieux ? Ou faut-il croire, hélas ! ce que disaient nos pères, Que lorsqu'on meurt si jeune on est aimé des dieux ? XV Ah ! combien, depuis peu, sont partis pleins de vie ! Sous les cyprès anciens que de saules nouveaux ! La cendre de Robert à peine refroidie, Bellini tombe et meurt ! - Une lente agonie Traîne Carrel sanglant à l'éternel repos. Le seuil de notre siècle est pavé de tombeaux. XVI Que nous restera-t-il si l'ombre insatiable, Dès que nous bâtissons, vient tout ensevelir ? Nous qui sentons déjà le sol si variable, Et, sur tant de débris, marchons vers l'avenir, Si le vent, sous nos pas, balaye ainsi le sable, De quel deuil le Seigneur veut-il donc nous vêtir ? XVII Hélas ! Marietta, tu nous restais encore. Lorsque, sur le sillon, l'oiseau chante à l'aurore, Le laboureur s'arrête, et, le front en sueur, Aspire dans l'air pur un souffle de bonheur. Ainsi nous consolait ta voix fraîche et sonore, Et tes chants dans les cieux emportaient la douleur. XVIII Ce qu'il nous faut pleurer sur ta tombe hâtive, Ce n'est pas l'art divin, ni ses savants secrets : Quelque autre étudiera cet art que tu créais ; C'est ton âme, Ninette, et ta grandeur naïve, C'est cette voix du coeur qui seule au coeur arrive, Que nul autre, après toi, ne nous rendra jamais. XIX Ah ! tu vivrais encor sans cette âme indomptable. Ce fut là ton seul mal, et le secret fardeau Sous lequel ton beau corps plia comme un roseau. Il en soutint longtemps la lutte inexorable. C'est le Dieu tout-puissant, c'est la Muse implacable Qui dans ses bras en feu t'a portée au tombeau. XX Que ne l'étouffais-tu, cette flamme brûlante Que ton sein palpitant ne pouvait contenir ! Tu vivrais, tu verrais te suivre et t'applaudir De ce public blasé la foule indifférente, Qui prodigue aujourd'hui sa faveur inconstante À des gens dont pas un, certes, n'en doit mourir. XXI Connaissais-tu si peu l'ingratitude humaine ? Quel rêve as-tu donc fait de te tuer pour eux ? Quelques bouquets de fleurs te rendaient-ils si vaine, Pour venir nous verser de vrais pleurs sur la scène, Lorsque tant d'histrions et d'artistes fameux, Couronnés mille fois, n'en ont pas dans les yeux ? XXII Que ne détournais-tu la tête pour sourire, Comme on en use ici quand on feint d'être ému ? Hélas ! on t'aimait tant, qu'on n'en aurait rien vu. Quand tu chantais le Saule, au lieu de ce délire, Que ne t'occupais-tu de bien porter ta lyre ? La Pasta fait ainsi : que ne l'imitais-tu ? XXIII Ne savais-tu donc pas, comédienne imprudente, Que ces cris insensés qui te sortaient du coeur De ta joue amaigrie augmentaient la pâleur ? Ne savais-tu donc pas que, sur ta tempe ardente, Ta main de jour en jour se posait plus tremblante, Et que c'est tenter Dieu que d'aimer la douleur ? XXIV Ne sentais-tu donc pas que ta belle jeunesse De tes yeux fatigués s'écoulait en ruisseaux, Et de ton noble coeur s'exhalait en sanglots ? Quand de ceux qui t'aimaient tu voyais la tristesse, Ne sentais-tu donc pas qu'une fatale ivresse Berçait ta vie errante à ses derniers rameaux ? XXV Oui, oui, tu le savais, qu'au sortir du théâtre, Un soir dans ton linceul il faudrait te coucher. Lorsqu'on te rapportait plus froide que l'albâtre, Lorsque le médecin, de ta veine bleuâtre, Regardait goutte à goutte un sang noir s'épancher, Tu savais quelle main venait de te toucher. XXVI Oui, oui, tu le savais, et que, dans cette vie, Rien n'est bon que d'aimer, n'est vrai que de souffrir. Chaque soir dans tes chants tu te sentais pâlir. Tu connaissais le monde, et la foule, et l'envie, Et, dans ce corps brisé concentrant ton génie, Tu regardais aussi la Malibran mourir. XXVII Meurs donc ! ta mort est douce, et ta tâche est remplie. Ce que l'homme ici-bas appelle le génie, C'est le besoin d'aimer ; hors de là tout est vain. Et, puisque tôt ou tard l'amour humain s'oublie, Il est d'une grande âme et d'un heureux destin D'expirer comme toi pour un amour divin !
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alfred-de-musset-poeme-a-la-malibran
À son luth
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : À son luth Titre : À son luth Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Si autrefois sous l'ombre de Gastine Avons joué quelque chanson latine, De Cassandre enamouré, Sus, maintenant, luth doré, Sus ; l'honneur mien, dont la voix délectable, Sait réjouir les princes à la table, Change de forme, et me sois Maintenant un luth françois. Je t'assure que tes cordes Par moi ne seront polues De chansons salement ordes D'un tas d'amours dissolues ; Je ne chanterai les princes, Ni le soin de leurs provinces, Ni moins la nef que prépare Le marchant, las ! trop avare Pour aller après ramer Jusqu'aux plus lointaines terres, Pêchant ne sais quelles pierres Au bord de l'Indique mer. Tandis qu'en l'air je soufflerai ma vie, Sonner Phébus j'aurai toujours envie, Et ses compagnes aussi, Pour leur rendre un grand merci De m'avoir fait poète de nature, Idolâtrant la musique et peinture, Prestre saint de leurs chansons, Qui accordent à tes sons. L'enfant que la douce Muse Naissant d'œil bénin a vu, Et de sa science infuse Son jeune esprit a pourvu, Toujours en sa fantaisie Ardera de poésie Sans prétende un autre bien ; Encor qu'il combattit bien, Jamais les Muses peureuses Ne voudront le prémïer De laurier, fut-il premier Aux guerres victorieuses. La poésie est un feu consumant Par grand ardeur l'esprit de son amant, Esprit que jamais ne laisse En repos, tant elle presse. Voila pourquoi le ministre des Dieux Vit sans grands biens, d'autant qu'il aime mieux Abonder d'inventions Que de grandes possessions. Mais Dieu juste, qui dispense Tout en tous, les fait chanter Le futur en récompense Pour le monde épouvanter. Ce sont les seuls interprètes Des hauts Dieux que les poètes ; Car aux prières qu'ils font L'or aux Dieux criant ne sont, Ni la richesse, qui passe ; Mais un luth toujours parlant L'art des Muses excellent, Pour dessus leur rendre grâce. Que dirons-nous de la musique sainte ? Si quelque amante en a l'oreille atteinte, Lente en larmes goutte à goutte Fondra sa chère âme toute, Tant la douceur d'une harmonie éveille D'un cœur ardent l'amitié qui sommeille, Au vif lui représentant L'aimé parce qu'elle entend. La Nature, de tout mère, Prévoyant que notre vie Sans plaisir serait amère, De la musique eut envie, Et, ses accords inventant, Alla ses fils contentant Par le son, qui loin nous jette L'ennui de l'âme sujette, Pour l'ennui même donter ; Ce que l'émeraude fine Ni l'or tiré de sa mine N'ont la puissance d'ôter. Sus, Muses, sus, célébrez-moi le nom Du grand Appelle, immortel de renom, Et de Zeus qui peignait Si au vif qu'il contraignait L'esprit ravi du pensif regardant A s'oublier soi-même, cependant Que l'œil humait à longs traits La douceur de ses portraits. C'est un céleste présent Transmis çà-bas où nous sommes, Qui règne encore à présent, Pour lever en haut les hommes ; Car, ainsi que Dieu a fait De rien le monde parfait, II veut qu'en petite espace Le peintre ingénieux fasse (Alors qu'il est agité), Sans avoir nulle matière, Instrument de deïté. On dit que cil qui ranima les terres, Vuides de gens, par le jet de ses pierres (Origine de la rude Et grossière multitude), Avait aussi des diamants semé Dont tel ouvrier fut vivement formé, Son esprit faisant connaître L'origine de son être. Dieux ! de quelle oblation Acquitter vers vous me puis-je, Pour rémunération Du bien reçu qui m'oblige ? Certes, je suis glorieux D'être ainsi ami des dieux, Qui seuls m'ont fait recevoir Le meilleur de leur savoir Pour mes passions guérir, Et d'eux, mon luth, tu attends Vivre çà-bas en tout temps, Non de moi, qui dois mourir. Ô de Phébus la gloire et le trophée, De qui jadis le Thracien Orphée Faisait arrêter les vents Et courir les bois suivants ! Je te salue, ô luth harmonieux, Raclant de moi tout le soin ennuyeux, Et de mes amours tranchantes Les peines, lorsque tu chantes !
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Une charogne
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Une charogne Titre : Une charogne Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme, Ce beau matin d'été si doux : Au détour d'un sentier une charogne infâme Sur un lit semé de cailloux, Les jambes en l'air, comme une femme lubrique, Brûlante et suant les poisons, Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d'exhalaisons. Le soleil rayonnait sur cette pourriture, Comme afin de la cuire à point, Et de rendre au centuple à la grande Nature Tout ce qu'ensemble elle avait joint ; Et le ciel regardait la carcasse superbe Comme une fleur s'épanouir. La puanteur était si forte, que sur l'herbe Vous crûtes vous évanouir. Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, D'où sortaient de noirs bataillons De larves, qui coulaient comme un épais liquide Le long de ces vivants haillons. Tout cela descendait, montait comme une vague, Ou s'élançait en pétillant ; On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague, Vivait en se multipliant. Et ce monde rendait une étrange musique, Comme l'eau courante et le vent, Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique Agite et tourne dans son van. Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve, Une ébauche lente à venir, Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève Seulement par le souvenir. Derrière les rochers une chienne inquiète Nous regardait d'un oeil fâché, Epiant le moment de reprendre au squelette Le morceau qu'elle avait lâché. - Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, A cette horrible infection, Etoile de mes yeux, soleil de ma nature, Vous, mon ange et ma passion ! Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces, Après les derniers sacrements, Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses, Moisir parmi les ossements. Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine Qui vous mangera de baisers, Que j'ai gardé la forme et l'essence divine De mes amours décomposés !
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Les oiseaux déguisés
Louis Aragon (1897-1982)
Poésie : Les oiseaux déguisés Titre : Les oiseaux déguisés Poète : Louis Aragon (1897-1982) Tous ceux qui parlent des merveilles Leurs fables cachent des sanglots Et les couleurs de leur oreille Toujours à des plaintes pareilles Donnent leurs larmes pour de l'eau Le peintre assis devant sa toile A-t-il jamais peint ce qu'il voit Ce qu'il voit son histoire voile Et ses ténèbres sont étoiles Comme chanter change la voix Ses secrets partout qu'il expose Ce sont des oiseaux déguisés Son regard embellit les choses Et les gens prennent pour des roses La douleur dont il est brisé Ma vie au loin mon étrangère Ce que je fus je l'ai quitté Et les teintes d'aimer changèrent Comme roussit dans les fougères Le songe d'une nuit d'été Automne automne long automne Comme le cri du vitrier De rue en rue et je chantonne Un air dont lentement s'étonne Celui qui ne sait plus prier.
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Âmes obscures
Anatole France (1844-1924)
Poésie : Âmes obscures Titre : Âmes obscures Poète : Anatole France (1844-1924) Recueil : Les poèmes dorés (1873). Tout dans l'immuable Nature Est miracle aux petits enfants : Ils naissent, et leur âme obscure Éclôt dans des enchantements. Le reflet de cette magie Donne à leur regard un rayon. Déjà la belle illusion Excite leur frêle énergie. L'inconnu, l'inconnu divin, Les baigne comme une eau profonde ; On les presse, on leur parle en vain : Ils habitent un autre monde ; Leurs yeux purs, leurs yeux grands ouverts S'emplissent de rêves étranges. Oh ! qu'ils sont beaux, ces petits anges Perdus dans l'antique univers ! Leur tête légère et ravie Songe tandis que nous pensons ; Ils font de frissons en frissons La découverte de la vie.
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Chœur des Cèdres du Liban
Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Poésie : Chœur des Cèdres du Liban Titre : Chœur des Cèdres du Liban Poète : Alphonse de Lamartine (1790-1869) (Extrait) Aigles qui passez sur nos têtes, Allez dire aux vents déchaînés Que nous défions leurs tempêtes Avec nos mâts enracinés. Qu'ils montent, ces tyrans de l'onde, Que leur aile s'ameute et gronde Pour assaillir nos bras nerveux ! Allons ! leurs plus fougueux vertiges Ne feront que bercer nos tiges Et que siffler dans nos cheveux ! Fils du rocher, nés de nous-même, Sa main divine nous planta ; Nous sommes le vert diadème Qu'aux sommets d'Éden il jeta. Quand ondoiera l'eau du déluge, Nos flancs creux seront le refuge De la race entière d'Adam, Et les enfants du patriarche Dans nos bois tailleront l'arche Du Dieu nomade d'Abraham ! C'est nous quand les tribus captives Auront vu les hauteurs d'Hermon, Qui couvrirons de nos solives L'arche immense de Salomon ; Si, plus tard, un Verbe fait homme D'un nom plus saint adore et nomme Son père du haut d'une croix, Autels de ce grand sacrifice, De l'instrument de son supplice Nos rameaux fourniront le bois. En mémoire de ces prodiges, Des hommes inclinant leurs fronts Viendront adorer nos vestiges, Coller leurs lèvres à nos troncs. Les saints, les poètes, les sages Ecouteront dans nos feuillages Des bruits pareils aux grandes eaux, Et sous nos ombres prophétiques Formeront leurs plus beaux cantiques Des murmures de nos rameaux.
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L'espoir luit comme un brin de paille
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : L'espoir luit comme un brin de paille Titre : L'espoir luit comme un brin de paille Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Sagesse (1881). L'espoir luit comme un brin de paille dans l'étable. Que crains-tu de la guêpe ivre de son vol fou ? Vois, le soleil toujours poudroie à quelque trou. Que ne t'endormais-tu, le coude sur la table ? Pauvre âme pâle, au moins cette eau du puits glacé, Bois-la. Puis dors après. Allons, tu vois, je reste, Et je dorloterai les rêves de ta sieste, Et tu chantonneras comme un enfant bercé. Midi sonne. De grâce, éloignez-vous, madame. Il dort. C'est étonnant comme les pas de femme Résonnent au cerveau des pauvres malheureux. Midi sonne. J'ai fait arroser dans la chambre. Va, dors ! L'espoir luit comme un caillou dans un creux. Ah ! quand refleuriront les roses de septembre !
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À la belle impérieuse
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : À la belle impérieuse Titre : À la belle impérieuse Poète : Victor Hugo (1802-1885) Recueil : Les chansons des rues et des bois (1865). L'amour, panique De la raison, Se communique Par le frisson. Laissez-moi dire, N'accordez rien. Si je soupire, Chantez, c'est bien. Si je demeure, Triste, à vos pieds, Et si je pleure, C'est bien, riez. Un homme semble Souvent trompeur. Mais si je tremble, Belle, ayez peur.
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Ores l'effroi et ores l'espérance
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Ores l'effroi et ores l'espérance Titre : Ores l'effroi et ores l'espérance Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Le premier livre des Amours (1552). Ores l'effroi et ores l'espérance De tous côtés se campent en mon cœur : Ni l'un ni l'autre au combat n'est vainqueur, Pareils en force et en persévérance. Ores douteux, ores pleins d'assurance, Entre l'espoir et le froid de la peur, Heureusement de moi-même trompeur, Au cœur captif je promets délivrance. Verrai-je point avant mourir le temps, Que je tondrai la fleur de son printemps, Sous qui ma vie à l'ombrage demeure ? Verrai-je point qu'en ses bras enlacé, Recru d'amour, tout pantois et lassé, D'un beau trépas entre ses bras je meure ?
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Clochi-clocha
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Clochi-clocha Titre : Clochi-clocha Poète : Paul Verlaine (1844-1896) L'église Saint-Nicolas Du Chardonnet bat un glas, Et l'église Saint-Étienne Du Mont lance à perdre haleine Des carillons variés Pour de jeunes mariés, Tandis que la cathédrale Notre-Dame de Paris, Nuptiale et sépulcrale, Bourdonne dans le ciel gris. Ainsi la chance bourrue Qui m'a logé dans la rue Saint-Victor, seize, le veut ; Et l'on fait ce que l'on peut, Surtout à l'endroit des cloches, Quand on a peu dans ses poches De cet or qui vous rend rois, Et lorsque l'on déménage, Vous permet de faire un choix À l'abri d'un tel tapage. Après tout, ce bruit n'est pas Pour annoncer mon trépas Ni mes noces. Lors, me plaindre Est oiseux, n'ayant à craindre De ce conflit de sonneurs Grands malheurs ni gros bonheurs. Faut en prendre l'habitude ; C'est de la vie, aussi bien : La voix douce et la voix rude Se fondant en chant chrétien...
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Le tonneau de la haine
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Le tonneau de la haine Titre : Le tonneau de la haine Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Recueil : Les fleurs du mal (1857). Sonnet. La Haine est le tonneau des pâles Danaïdes ; La Vengeance éperdue aux bras rouges et forts A beau précipiter dans ses ténèbres vides De grands seaux pleins du sang et des larmes des morts, Le Démon fait des trous secrets à ces abîmes, Par où fuiraient mille ans de sueurs et d'efforts, Quand même elle saurait ranimer ses victimes, Et pour les pressurer ressusciter leurs corps. La Haine est un ivrogne au fond d'une taverne, Qui sent toujours la soif naître de la liqueur Et se multiplier comme l'hydre de Lerne. - Mais les buveurs heureux connaissent leur vainqueur, Et la Haine est vouée à ce sort lamentable De ne pouvoir jamais s'endormir sous la table.
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Son bras droit, dans un geste aimable de douceur
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Son bras droit, dans un geste aimable de douceur Titre : Son bras droit, dans un geste aimable de douceur Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : La bonne chanson (1872). Son bras droit, dans un geste aimable de douceur, Repose autour du cou de la petite soeur, Et son bras gauche suit le rythme de la jupe. A coup sûr une idée agréable l'occupe, Car ses yeux si francs, car sa bouche qui sourit, Témoignent d'une joie intime avec esprit. Oh ! sa pensée exquise et fine, quelle est-elle ? Toute mignonne, tout aimable, et toute belle, Pour ce portrait, son goût infaillible a choisi La pose la plus simple et la meilleure aussi : Debout, le regard droit, en cheveux ; et sa robe Est longue juste assez pour qu'elle ne dérobe Qu'à moitié sous ses plis jaloux le bout charmant D'un pied malicieux imperceptiblement.
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Force des choses
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Force des choses Titre : Force des choses Poète : Victor Hugo (1802-1885) Que devant les coquins l'honnête homme soupire ; Que l'histoire soit laide et plate ; que l'empire Boîte avec Talleyrand ou louche avec Parieu ; Qu'un tour d'escroc bien fait ait nom grâce de Dieu ; Que le pape en massue ait changé sa houlette ; Qu'on voie au Champ de Mars piaffer sous l'épaulette Le Meurtre général, le Vol aide de camp ; Que hors de l'Elysée un prince débusquant, Qu'un flibustier quittant l'île de la Tortue, Assassine, extermine, égorge, pille et tue ; Que les bonzes chrétiens, cognant sur leur tam-tam Hurlent devant Soufflard : Attollite portam ! Que pour claqueurs le crime ait cent journaux infâmes, Ceux qu'à la maison d'or, sur les genoux des femmes, Griffonnent les Romieux, le verre en main, et ceux Que saint-Ignace inspire à des gredins crasseux ; Qu'en ces vils tribunaux, où le regard se heurte De Moreau de la Seine à Moreau de la Meurthe, La justice ait reçu d'horribles horions ; Que, sur un lit de camp, par des centurions La loi soit violée et râle à l'agonie ; Que cet être choisi, créé par Dieu génie, L'homme, adore à genoux le loup fait empereur ; Qu'en un éclat de rire abrégé par l'horreur, Tout ce que nous voyons aujourd'hui se résume ; Qu'Hautpoul vende son sabre et Cucheval sa plume ; Que tous les grands bandits, en petit copiés, Revivent ; qu'on emplisse un sénat de plats-pieds Dont la servilité négresse et mamelouque Eût révolté Mahmoud et lasserait Soulouque ; Que l'or soit le seul culte, et qu'en ce temps vénal, Coffre-fort étant Dieu, Gousset soit cardinal ; Que la vieille Thémis ne soit plus qu'une gouine Baisant Mandrin dans l'antre où Mongis baragouine ; Que Montalembert bave accoudé sur l'autel ; Que Veuillot sur Sibour crève sa poche au fiel ; Qu'on voie aux bals de cour s'étaler des guenipes Qui le long des trottoirs traînaient hier leurs nippes, Beautés de lansquenet avec un profil grec ; Que Haynau dans Brescia soit pire que Lautrec ; Que partout, des Sept-Tours aux colonnes d'Hercule, Napoléon, le poing sur la hanche, recule, Car l'aigle est vieux, Essling grisonne, Marengo À la goutte, Austerlitz est pris d'un lombago ; Que le czar russe ait peur tout autant que le nôtre ; Que l'ours noir et l'ours blanc tremblent l'un devant l'autre ; Qu'avec son grand panache et sur son grand cheval Rayonne Saint-Arnaud, ci-devant Florival, Fort dans la pantomime et les combats à l'hache ; Que Sodome se montre et que Paris se cache ; Qu'Escobar et Houdin vendent le même onguent ; Que grâce à tous ces gueux qu'on touche avec le gant, Tout dorés au dehors, au dedans noirs de lèpres, Courant les bals, courant les jeux, allant à vêpres, Grâce à ces bateleurs mêlés aux scélérats, La Saint-Barthélemy s'achève en mardi gras ; Ô nature profonde et calme, que t'importe ! Nature, Isis voilée assise à notre porte, Impénétrable aïeule aux regards attendris, Vieille comme Cybèle et fraîche comme Iris, Ce qu'on fait ici-bas s'en va devant ta face ; À ton rayonnement toute laideur s'efface ; Tu ne t'informes pas quel drôle ou quel tyran Est fait premier chanoine à Saint-Jean-de-Latran ; Décembre, les soldats ivres, les lois faussées, Les cadavres mêlés aux bouteilles cassées, Ne te font rien ; tu suis ton flux et ton reflux. Quand l'homme des faubourgs s'endort et ne sait plus Bourrer dans un fusil des balles de calibre ; Quand le peuple français n'est plus le peuple libre ; Quand mon esprit, fidèle au but qu'il se fixa, Sur cette léthargie applique un vers moxa, Toi, tu rêves ; souvent du fond des geôles sombres, Sort, comme d'un enfer, le murmure des ombres Que Baroche et Rouher gardent sous les barreaux, Car ce tas de laquais est un tas de bourreaux ; Etant les cœurs de boue, ils sont les cœurs de roche ; Ma strophe alors se dresse, et, pour cingler Baroche, Se taille un fouet sanglant dans Rouher écorché ; Toi, tu ne t'émeus point ; flot sans cesse épanché, La vie indifférente emplit toujours tes urnes ; Tu laisses s'élever des attentats nocturnes, Des crimes, des fureurs, de Rome mise en croix, De Paris mis aux fers, des guets-apens des rois, Des pièges, des serments, des toiles d'araignées, L'orageuse clameur des âmes indignées ; Dans ce calme où toujours tu te réfugias, Tu laisses le fumier croupir chez Augias, Et renaître un passé dont nous nous affranchîmes, Et le sang rajeunir les abus cacochymes, La France en deuil jeter son suprême soupir, Les prostitutions chanter, et se tapir Les lâches dans leurs trous, la taupe en ses cachettes, Et gronder les lions, et rugir les poètes ! Ce n'est pas ton affaire à toi de t'irriter. Tu verrais, sans frémir et sans te révolter, Sur tes fleurs, sous tes pins, tes ifs et tes érables, Errer le plus coquin de tous ces misérables. Quand Troplong, le matin, ouvre un œil chassieux, Vénus, splendeur sereine éblouissant les cieux, Vénus, qui devrait fuir courroucée et hagarde, N'a pas l'air de savoir que Troplong la regarde ! Tu laisserais cueillir une rose à Dupin ! Tandis que, de velours recouvrant le sapin, L'escarpe couronné que l'Europe surveille, Trône et guette, et qu'il a, lui parlant à l'oreille, D'un côté Loyola, de l'autre Trestaillon, Ton doigt au blé dans l'ombre entrouvre le sillon. Pendant que l'horreur sort des sénats, des conclaves, Que les États-Unis ont des marchés d'esclaves Comme en eut Rome avant que Jésus-Christ passât, Que l'américain libre à l'africain forçat Met un bât, et qu'on vend des hommes pour des piastres, Toi, tu gonfles la mer, tu fais lever les astres, Tu courbes l'arc-en-ciel, tu remplis les buissons D'essaims, l'air de parfums et les nids de chansons, Tu fais dans le bois vert la toilette des roses, Et tu fais concourir, loin des hommes moroses, Pour des prix inconnus par les anges cueillis, La candeur de la vierge et la blancheur du lys. Et quand, tordant ses mains devant les turpitudes, Le penseur douloureux fuit dans tes solitudes, Tu lui dis : Viens ! c'est moi ! moi que rien ne corrompt ! Je t'aime ! et tu répands dans l'ombre, sur son front Où de l'artère ardente il sent battre les ondes, L'âcre fraîcheur de l'herbe et des feuilles profondes ! Par moments, à te voir, parmi les trahisons, Mener paisiblement tes mois et tes saisons, À te voir impassible et froide, quoi qu'on fasse, Pour qui ne creuse point plus bas que la surface, Tu sembles bien glacée, et l'on s'étonne un peu. Quand les proscrits, martyrs du peuple, élus de Dieu, Stoïques, dans la mort se couchent sans se plaindre, Tu n'as l'air de songer qu'à dorer et qu'à peindre L'aile du scarabée errant sur leurs tombeaux. Les rois font les gibets, toi, tu fais les corbeaux. Tu mets le même ciel sur le juste et l'injuste. Occupée à la mouche, à la pierre, à l'arbuste, Aux mouvements confus du vil monde animal, Tu parais ignorer le bien comme le mal ; Tu laisses l'homme en proie à sa misère aiguë. Que t'importe Socrate ! et tu fais la ciguë. Tu créas le besoin, l'instinct et l'appétit ; Le fort mange le faible et le grand le petit, L'ours déjeune du rat, l'autour de la colombe, Qu'importe ! allez, naissez, fourmillez pour la tombe, Multitudes ! vivez, tuez, faites l'amour, Croissez ! le pré verdit, la nuit succède au jour, L'âne brait, le cheval hennit, le taureau beugle. Ô figure terrible, on te croirait aveugle ! Le bon et le mauvais se mêlent sous tes pas. Dans cet immense oubli, tu ne vois même pas Ces deux géants lointains penchés sur ton abîme, Satan, père du mal, Caïn, père du crime ! Erreur ! erreur ! erreur ! ô géante aux cent yeux, Tu fais un grand labeur, saint et mystérieux ! Oh ! qu'un autre que moi te blasphème, ô nature Tandis que notre chaîne étreint notre ceinture, Et que l'obscurité s'étend de toutes parts, Les principes cachés, les éléments épars, Le fleuve, le volcan à la bouche écarlate, Le gaz qui se condense et l'air qui se dilate, Les fluides, l'éther, le germe sourd et lent, Sont autant d'ouvriers dans l'ombre travaillant ; Ouvriers sans sommeil, sans fatigue, sans nombre. Tu viens dans cette nuit, libératrice sombre ! Tout travaille, l'aimant, le bitume, le fer, Le charbon ; pour changer en éden notre enfer, Les forces à ta voix sortent du fond des gouffres. Tu murmures tout bas : — Race d'Adam qui souffres, Hommes, forçats pensants au vieux monde attachés, Chacune de mes lois vous délivre. Cherchez ! — Et chaque jour surgit une clarté nouvelle, Et le penseur épie et le hasard révèle ; Toujours le vent sema, le calcul récolta. Ici Fulton, ici Galvani, là Volta, Sur tes secrets profonds que chaque instant nous livre, Rêvent ; l'homme ébloui déchiffre enfin ton livre. D'heure en heure on découvre un peu plus d'horizon Comme un coup de bélier au mur d'une prison, Du genre humain qui fouille et qui creuse et qui sonde, Chaque tâtonnement fait tressaillir le monde. L'hymen des nations s'accomplit. Passions, Intérêts, mœurs et lois, les révolutions Par qui le cœur humain germe et change de formes, Paris, Londres, New-York, les continents énormes, Ont pour lien un fil qui tremble au fond des mers. Une force inconnue, empruntée aux éclairs, Mêle au courant des flots le courant des idées. La science, gonflant ses ondes débordées, Submerge trône et sceptre, idole et potentat. Tout va, pense, se meut, s'accroît. L'aérostat Passe, et du haut des cieux ensemence les hommes. Chanaan apparaît ; le voilà, nous y sommes ! L'amour succède aux pleurs et l'eau vive à la mort, Et la bouche qui chante à la bouche qui mord. La science, pareille aux antiques pontifes, Attelle aux chars tonnants d'effrayants hippogriffes Le feu souffle aux naseaux de la bête d'airain. Le globe esclave cède à l'esprit souverain. Partout où la terreur régnait, où marchait l'homme, Triste et plus accablé que la bête de somme, Traînant ses fers sanglants que l'erreur a forgés, Partout où les carcans sortaient des préjugés, Partout où les césars, posant le pied sur l'âme, Etouffaient la clarté, la pensée et la flamme, Partout où le mal sombre, étendant son réseau, Faisait ramper le ver, tu fais naître l'oiseau ! Par degrés, lentement, on voit sous ton haleine La liberté sortir de l'herbe de la plaine, Des pierres du chemin, des branches des forêts, Rayonner, convertir la science en décrets, Du vieil univers mort briser la carapace, Emplir le feu qui luit, l'eau qui bout, l'air qui passe, Gronder dans le tonnerre, errer dans les torrents, Vivre ! et tu rends le monde impossible aux tyrans ! La matière, aujourd'hui vivante, jadis morte, Hier écrasait l'homme et maintenant l'emporte. Le bien germe à toute heure et la joie en tout lieu. Oh ! sois fière en ton cœur, toi qui, sous l'œil de Dieu, Nous prodigues les dons que ton mystère épanche, Toi qui regardes, comme une mère se penche Pour voir naître l'enfant que son ventre a porté, De ton flanc éternel sortir l'humanité ! Vie ! idée ! avenir bouillonnant dans les têtes ! Le progrès, reliant entre elles ses conquêtes, Gagne un point après l'autre, et court contagieux. De cet obscur amas de faits prodigieux Qu'aucun regard n'embrasse et qu'aucun mot ne nomme, Tu nais plus frissonnant que l'aigle, esprit de l'homme, Refaisant mœurs, cités, codes, religion. Le passé n'est que l'oeuf d'où tu sors, Légion ! Ô nature ! c'est là ta genèse sublime. Oh ! l'éblouissement nous prend sur cette cime ! Le monde, réclamant l'essor que Dieu lui doit, Vibre, et dès à présent, grave, attentif, le doigt Sur la bouche, incliné sur les choses futures, Sur la création et sur les créatures, Une vague lueur dans son œil éclatant, Le voyant, le savant, le philosophe entend Dans l'avenir, déjà vivant sous ses prunelles, La palpitation de ces millions d'ailes ! Jersey, le 23 mai 1853.
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À Edmond Thomas
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : À Edmond Thomas Titre : À Edmond Thomas Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Amour (1888). Mon ami, vous m'avez, quoiqu'encore si jeune, Vu déjà bien divers, mais ondoyant jamais ! Direct et bref, oui : tels les Juins suivent les Mais, Ou comme un affamé de la veille déjeune. Homme de primesault et d'excès, je le suis, D'aventure et d'erreur, allons, je le concède, Soit, bien, mais illogique ou mol ou lâche ou tiède En quoi que ce soit, le dire, je ne le puis, Je ne le dois ! Et ce serait le plus impie Péché contre le Saint-Esprit, que rien n'expie, Pour ma foi que l'amour éclaire de son feu, Et pour mon cœur d'or pur le mensonge suprême, Puisqu'il n'est de justice, après l'église et Dieu, Que celle qu'on se fait, à confesse, soi-même.
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Les mains d'Elsa
Louis Aragon (1897-1982)
Poésie : Les mains d'Elsa Titre : Les mains d'Elsa Poète : Louis Aragon (1897-1982) Donne-moi tes mains pour l'inquiétude Donne-moi tes mains dont j'ai tant rêvé Dont j'ai tant rêvé dans ma solitude Donne-moi tes mains que je sois sauvé Lorsque je les prends à mon propre piège De paume et de peur de hâte et d'émoi Lorsque je les prends comme une eau de neige Qui fuit de partout dans mes mains à moi Sauras-tu jamais ce qui me traverse Qui me bouleverse et qui m'envahit Sauras-tu jamais ce qui me transperce Ce que j'ai trahi quand j'ai tressailli Ce que dit ainsi le profond langage Ce parler muet de sens animaux Sans bouche et sans yeux miroir sans image Ce frémir d'aimer qui n'a pas de mots Sauras-tu jamais ce que les doigts pensent D'une proie entre eux un instant tenue Sauras-tu jamais ce que leur silence Un éclair aura connu d'inconnu Donne-moi tes mains que mon coeur s'y forme S'y taise le monde au moins un moment Donne-moi tes mains que mon âme y dorme Que mon âme y dorme éternellement.
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Dans le cimetière de ***
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Dans le cimetière de *** Titre : Dans le cimetière de *** Poète : Victor Hugo (1802-1885) La foule des vivants rit et suit sa folie, Tantôt pour son plaisir, tantôt pour son tourment ; Mais par les morts muets, par les morts qu'on oublie, Moi, rêveur, je me sens regardé fixement. Ils savent que je suis l'homme des solitudes, Le promeneur pensif sous les arbres épais, L'esprit qui trouve, ayant ses douleurs pour études, Au seuil de tout le trouble, au fond de tout la paix ! Ils savent l'attitude attentive et penchée Que j'ai parmi les buis, les fosses et les croix ; Ils m'entendent marcher sur la feuille séchée ; Ils m'ont vu contempler des ombres dans les bois, Ils comprennent ma voix sur le monde épanchée, Mieux que vous, ô vivants bruyants et querelleurs ! Les hymnes de la lyre en mon âme cachée, Pour vous ce sont des chants, pour eux ce sont des pleurs. Moi, c'est là que je vis ! — cueillant les roses blanches, Consolant les tombeaux délaissés trop longtemps, Je passe et je reviens, je dérange les branches, Je fais du bruit dans l'herbe, et les morts sont contents. Là je rêve ! et, rôdant dans le champ léthargique, Je vois, avec des yeux dans ma pensée ouverts, Se transformer mon âme en un monde magique, Miroir mystérieux du visible univers. Regardant sans les voir de vagues scarabées, Des rameaux indistincts, des formes, des couleurs, Là, j'ai dans l'ombre, assis sur des pierres tombées, Des éblouissements de rayons et de fleurs. Là, le songe idéal qui remplit ma paupière Flotte, lumineux voile, entre la terre et nous ; Là, mes doutes ingrats se fondent en prière ; Je commence debout et j'achève à genoux. Comme au creux du rocher vole l'humble colombe, Cherchant la goutte d'eau qui tombe avant le jour, Mon esprit altéré, dans l'ombre de la tombe, Va boire un peu de foi, d'espérance et d'amour ! Mars 1840.
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L'épousée
René-François Sully Prudhomme (1839-1907)
Poésie : L'épousée Titre : L'épousée Poète : René-François Sully Prudhomme (1839-1907) Elle est fragile à caresser, L'épousée au front diaphane, Lis pur qu'un rien ternit et fane, Lis tendre qu'un rien peut froisser, Que nul homme ne peut presser, Sans remords sur son cœur profane. La main digne de l'approcher N'est pas la main rude qui brise L'innocence qu'elle a surprise Et se fait jeu d'effaroucher, Mais la main qui semble toucher Au blanc voile comme une brise ; La lèvre qui la doit baiser N'est pas la lèvre véhémente, Effroi d'une novice amante Qui veut le respect pour oser, Mais celle qui se vient poser Comme une ombre d'abeille errante ; Et les bras faits pour l'embrasser Ne sont pas les bras dont l'étreinte Laisse une impérieuse empreinte Au corps qu'ils aiment à lasser, Mais ceux qui savent l'enlacer Comme une onde où l'on dort sans crainte. L'hymen doit la discipliner Sans lire sur son front un blâme, Et les prémices qu'il réclame Les faire à son cœur deviner : Elle est fleur, il doit l'incliner, La chérir sans lui troubler l'âme.
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La bonne crainte
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : La bonne crainte Titre : La bonne crainte Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Le diable de Papefiguière Eut tort, d'accord, d'être effrayé De quoi, bons Dieu ! Mais que veut-on que je requière À son encontre, moi qui ai Peur encore mieux ? Eh quoi, cette grâce infinie Délice, délire, harmonie De cette chair, Ô femme, ô femmes, qu'est la vôtre Dont le mol péché qui s'y vautre M'est si cher Aboutissant, c'est vrai, par quelles Ombreuses gentiment venelles Ou richement, Légère toison qui ondoie, Toute de jour, toute de joie Innocemment, Or frisotté comme eau qui vire Où du soleil tiède qui se mire Et qui sent fin, Lourds copeaux si minces ! d'ébène Tordus, sans nombre, sous l'haleine D'étés sans fin Aboutissant à cet abîme Douloureux et gai, vil, sublime, Mais effrayant On dirait de sauvagerie. De structure mal équarrie. Clos et béants. Oh ! oui, j'ai peur, non pas de l'antre Ni de la façon qu'on y entre Ni de l'entour. Mais, dès l'entrée effectuée Dans l'âpre caverne d'amour, Qu'habituée Pourtant à l'horreur fraîche et chaude, Ma tête en larmes et en feu, Jamais en fraude, N'y reste un jour, tant vaut le lieu !
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Le pot de fleurs
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Le pot de fleurs Titre : Le pot de fleurs Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Parfois un enfant trouve une petite graine Et tout d'abord, charmé de ses vives couleurs, Pour la planter il prend un pot de porcelaine Orné de dragons bleus et de bizarres fleurs. Il s'en va. La racine en couleuvres s'allonge, Sort de terre, fleurit et devient arbrisseau ; Chaque jour, plus avant, son pied chevelu plonge, Tant qu'il fasse éclater le ventre du vaisseau. L'enfant revient ; surpris, il voit la plante grasse Sur les débris du pot brandir ses verts poignards ; Il la veut arracher, mais la tige est tenace ; Il s'obstine, et ses doigts s'ensanglantent aux dards. Ainsi germa l'amour dans mon âme surprise ; Je croyais ne semer qu'une fleur de printemps : C'est un grand aloès dont la racine brise Le pot de porcelaine aux dessins éclatants.
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Les métamorphoses du vampire
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Les métamorphoses du vampire Titre : Les métamorphoses du vampire Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) La femme cependant, de sa bouche de fraise, En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise, Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc, Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc : " Moi, j'ai la lèvre humide, et je sais la science De perdre au fond d'un lit l'antique conscience. Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants, Et fais rire les vieux du rire des enfants. Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles, La lune, le soleil, le ciel et les étoiles ! Je suis, mon cher savant, si docte aux Voluptés, Lorsque j'étouffe un homme en mes bras redoutés, Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste, Timide et libertine, et fragile et robuste, Que sur ces matelas qui se pâment d'émoi, Les anges impuissants se damneraient pour moi ! " Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle, Et que languissamment je me tournai vers elle Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus ! Je fermai les deux yeux, dans ma froide épouvante, Et quand je les rouvris à la clarté vivante, A mes côtés, au lieu du mannequin puissant Qui semblait avoir fait provision de sang, Tremblaient confusément des débris de squelette, Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouette Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer, Que balance le vent pendant les nuits d'hiver.
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À l'Arc de triomphe
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : À l'Arc de triomphe Titre : À l'Arc de triomphe Poète : Victor Hugo (1802-1885) (extrait) II Oh ! Paris est la cité mère ! Paris est le lieu solennel Où le tourbillon éphémère Tourne sur un centre éternel ! Paris ! feu sombre ou pure étoile ! Morne Isis couverte d'un voile ! Araignée à l'immense toile Où se prennent les nations ! Fontaine d'urnes obsédée ! Mamelle sans cesse inondée Où pour se nourrir de l'idée Viennent les générations ! Quand Paris se met à l'ouvrage Dans sa forge aux mille clameurs, A tout peuple, heureux, brave ou sage, Il prend ses lois, ses dieux, ses moeurs. Dans sa fournaise, pêle-mêle, Il fond, transforme et renouvelle Cette science universelle Qu'il emprunte à tous les humains ; Puis il rejette aux peuples blêmes Leurs sceptres et leurs diadèmes, Leurs préjugés et leurs systèmes, Tout tordus par ses fortes mains ! Paris, qui garde, sans y croire, Les faisceaux et les encensoirs, Tous les matins dresse une gloire, Eteint un soleil tous les soirs ; Avec l'idée, avec le glaive, Avec la chose, avec le rêve, Il refait, recloue et relève L'échelle de la terre aux cieux ; Frère des Memphis et des Romes, Il bâtit au siècle où nous sommes Une Babel pour tous les hommes, Un Panthéon pour tous les dieux ! Ville qu'un orage enveloppe ! C'est elle, hélas ! qui, nuit et jour, Réveille le géant Europe Avec sa cloche et son tambour ! Sans cesse, qu'il veille ou qu'il dorme, Il entend la cité difforme Bourdonner sur sa tête énorme Comme un essaim dans la forêt. Toujours Paris s'écrie et gronde. Nul ne sait, question profonde ! Ce que perdrait le bruit du monde Le jour où Paris se tairait !
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En sortant du collège (I)
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : En sortant du collège (I) Titre : En sortant du collège (I) Poète : Victor Hugo (1802-1885) (Première lettre) Puisque nous avons seize ans, Vivons, mon vieux camarade, Et cessons d'être innocents ; Car c'est là le premier grade. Vivre c'est aimer. Apprends Que, dans l'ombre où nos coeurs rêvent, J'ai vu deux yeux bleus, si grands Que tous les astres s'y lèvent. Connais-tu tous ces bonheurs ? Faire des songes féroces, Envier les grands seigneurs Qui roulent dans des carrosses, Avoir la fièvre, enrager, Être un coeur saignant qui s'ouvre, Souhaiter être un berger Ayant pour cahute un Louvre, Sentir en mangeant son pain Comme en ruminant son rêve, L'amertume du pépin De la sombre pomme d'Ève ; Être amoureux, être fou, Être un ange égal aux oies, Être un forçat sous l'écrou ; Eh bien, j'ai toutes ces joies ! Cet être mystérieux Qu'on appelle une grisette M'est tombé du haut des cieux. Je souffre. J'ai la recette. Je sais l'art d'aimer ; j'y suis Habile et fort au point d'être Stupide, et toutes les nuits Accoudé sur ma fenêtre.
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Méditation
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Méditation Titre : Méditation Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Recueil : Premières poésies (1830). Virginité du cœur, hélas ! si tôt ravie ! Théophile Gautier. Virginité du cœur, hélas ! si tôt ravie ! Songes riants, projets de bonheur et d'amour, Fraîches illusions du matin de la vie, Pourquoi ne pas durer jusqu'à la fin du jour ? Pourquoi ?... Ne voit-on pas qu'à midi la rosée De ses larmes d'argent n'enrichit plus les fleurs, Que l'anémone frêle, au vent froid exposée, Avant le soir n'a plus ses brillantes couleurs ? Ne voit-on pas qu'une onde, à sa source limpide, En passant par la fange y perd sa pureté ; Que d'un ciel d'abord pur un nuage rapide Bientôt ternit l'éclat et la sérénité ? Le monde est fait ainsi : loi suprême et funeste ! Comme l'ombre d'un songe au bout de peu d'instants, Ce qui charme s'en va, ce qui fait peine reste : La rose vit une heure et le cyprès cent ans.
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La nuit de décembre
Alfred de Musset (1810-1857)
Poésie : La nuit de décembre Titre : La nuit de décembre Poète : Alfred de Musset (1810-1857) Le poète. Du temps que j'étais écolier, Je restais un soir à veiller Dans notre salle solitaire. Devant ma table vint s'asseoir Un pauvre enfant vêtu de noir, Qui me ressemblait comme un frère. Son visage était triste et beau : À la lueur de mon flambeau, Dans mon livre ouvert il vint lire. Il pencha son front sur sa main, Et resta jusqu'au lendemain, Pensif, avec un doux sourire. Comme j'allais avoir quinze ans Je marchais un jour, à pas lents, Dans un bois, sur une bruyère. Au pied d'un arbre vint s'asseoir Un jeune homme vêtu de noir, Qui me ressemblait comme un frère. Je lui demandai mon chemin ; Il tenait un luth d'une main, De l'autre un bouquet d'églantine. Il me fit un salut d'ami, Et, se détournant à demi, Me montra du doigt la colline. À l'âge où l'on croit à l'amour, J'étais seul dans ma chambre un jour, Pleurant ma première misère. Au coin de mon feu vint s'asseoir Un étranger vêtu de noir, Qui me ressemblait comme un frère. Il était morne et soucieux ; D'une main il montrait les cieux, Et de l'autre il tenait un glaive. De ma peine il semblait souffrir, Mais il ne poussa qu'un soupir, Et s'évanouit comme un rêve. À l'âge où l'on est libertin, Pour boire un toast en un festin, Un jour je soulevais mon verre. En face de moi vint s'asseoir Un convive vêtu de noir, Qui me ressemblait comme un frère. Il secouait sous son manteau Un haillon de pourpre en lambeau, Sur sa tête un myrte stérile. Son bras maigre cherchait le mien, Et mon verre, en touchant le sien, Se brisa dans ma main débile. Un an après, il était nuit ; J'étais à genoux près du lit Où venait de mourir mon père. Au chevet du lit vint s'asseoir Un orphelin vêtu de noir, Qui me ressemblait comme un frère. Ses yeux étaient noyés de pleurs ; Comme les anges de douleurs, Il était couronné d'épine ; Son luth à terre était gisant, Sa pourpre de couleur de sang, Et son glaive dans sa poitrine. Je m'en suis si bien souvenu, Que je l'ai toujours reconnu À tous les instants de ma vie. C'est une étrange vision, Et cependant, ange ou démon, J'ai vu partout cette ombre amie. Lorsque plus tard, las de souffrir, Pour renaître ou pour en finir, J'ai voulu m'exiler de France ; Lorsqu'impatient de marcher, J'ai voulu partir, et chercher Les vestiges d'une espérance ; À Pise, au pied de l'Apennin ; À Cologne, en face du Rhin ; À Nice, au penchant des vallées ; À Florence, au fond des palais ; À Brigues, dans les vieux chalets ; Au sein des Alpes désolées ; À Gênes, sous les citronniers ; À Vevey, sous les verts pommiers ; Au Havre, devant l'Atlantique ; À Venise, à l'affreux Lido, Où vient sur l'herbe d'un tombeau Mourir la pâle Adriatique ; Partout où, sous ces vastes cieux, J'ai lassé mon cœur et mes yeux, Saignant d'une éternelle plaie ; Partout où le boiteux Ennui, Traînant ma fatigue après lui, M'a promené sur une claie ; Partout où, sans cesse altéré De la soif d'un monde ignoré, J'ai suivi l'ombre de mes songes ; Partout où, sans avoir vécu, J'ai revu ce que j'avais vu, La face humaine et ses mensonges ; Partout où, le long des chemins, J'ai posé mon front dans mes mains, Et sangloté comme une femme ; Partout où j'ai, comme un mouton, Qui laisse sa laine au buisson, Senti se dénuder mon âme ; Partout où j'ai voulu dormir, Partout où j'ai voulu mourir, Partout où j'ai touché la terre, Sur ma route est venu s'asseoir Un malheureux vêtu de noir, Qui me ressemblait comme un frère. Qui donc es-tu, toi que dans cette vie Je vois toujours sur mon chemin ? Je ne puis croire, à ta mélancolie, Que tu sois mon mauvais Destin. Ton doux sourire a trop de patience, Tes larmes ont trop de pitié. En te voyant, j'aime la Providence. Ta douleur même est sœur de ma souffrance ; Elle ressemble à l'Amitié. Qui donc es-tu ? — Tu n'es pas mon bon ange, Jamais tu ne viens m'avertir. Tu vois mes maux (c'est une chose étrange !) Et tu me regardes souffrir. Depuis vingt ans tu marches dans ma voie, Et je ne saurais t'appeler. Qui donc es-tu, si c'est Dieu qui t'envoie ? Tu me souris sans partager ma joie, Tu me plains sans me consoler ! Ce soir encor je t'ai vu m'apparaître. C'était par une triste nuit. L'aile des vents battait à ma fenêtre ; J'étais seul, courbé sur mon lit. J'y regardais une place chérie, Tiède encor d'un baiser brûlant ; Et je songeais comme la femme oublie, Et je sentais un lambeau de ma vie Qui se déchirait lentement. Je rassemblais des lettres de la veille, Des cheveux, des débris d'amour. Tout ce passé me criait à l'oreille Ses éternels serments d'un jour. Je contemplais ces reliques sacrées, Qui me faisaient trembler la main : Larmes du cœur par le cœur dévorées, Et que les yeux qui les avaient pleurées Ne reconnaîtront plus demain ! J'enveloppais dans un morceau de bure Ces ruines des jours heureux. Je me disais qu'ici-bas ce qui dure, C'est une mèche de cheveux. Comme un plongeur dans une mer profonde, Je me perdais dans tant d'oubli. De tous côtés j'y retournais la sonde, Et je pleurais, seul, loin des yeux du monde, Mon pauvre amour enseveli. J'allais poser le sceau de cire noire Sur ce fragile et cher trésor. J'allais le rendre, et, n'y pouvant pas croire, En pleurant j'en doutais encor. Ah ! faible femme, orgueilleuse insensée, Malgré toi, tu t'en souviendras ! Pourquoi, grand Dieu ! mentir à sa pensée ? Pourquoi ces pleurs, cette gorge oppressée, Ces sanglots, si tu n'aimais pas ? Oui, tu languis, tu souffres, et tu pleures ; Mais ta chimère est entre nous. Eh bien ! adieu ! Vous compterez les heures Qui me sépareront de vous. Partez, partez, et dans ce cœur de glace Emportez l'orgueil satisfait. Je sens encor le mien jeune et vivace, Et bien des maux pourront y trouver place Sur le mal que vous m'avez fait. Partez, partez ! la Nature immortelle N'a pas tout voulu vous donner. Ah ! pauvre enfant, qui voulez être belle, Et ne savez pas pardonner ! Allez, allez, suivez la destinée ; Qui vous perd n'a pas tout perdu. Jetez au vent notre amour consumée ; — Eternel Dieu ! toi que j'ai tant aimée, Si tu pars, pourquoi m'aimes-tu ? Mais tout à coup j'ai vu dans la nuit sombre Une forme glisser sans bruit. Sur mon rideau j'ai vu passer une ombre ; Elle vient s'asseoir sur mon lit. Qui donc es-tu, morne et pâle visage, Sombre portrait vêtu de noir ? Que me veux-tu, triste oiseau de passage ? Est-ce un vain rêve ? est-ce ma propre image Que j'aperçois dans ce miroir ? Qui donc es-tu, spectre de ma jeunesse, Pèlerin que rien n'a lassé ? Dis-moi pourquoi je te trouve sans cesse Assis dans l'ombre où j'ai passé. Qui donc es-tu, visiteur solitaire, Hôte assidu de mes douleurs ? Qu'as-tu donc fait pour me suivre sur terre ? Qui donc es-tu, qui donc es-tu, mon frère, Qui n'apparais qu'au jour des pleurs ? La vision. — Ami, notre père est le tien. Je ne suis ni l'ange gardien, Ni le mauvais destin des hommes. Ceux que j'aime, je ne sais pas De quel côté s'en vont leurs pas Sur ce peu de fange où nous sommes. Je ne suis ni dieu ni démon, Et tu m'as nommé par mon nom Quand tu m'as appelé ton frère ; Où tu vas, j'y serai toujours, Jusques au dernier de tes jours, Où j'irai m'asseoir sur ta pierre. Le ciel m'a confié ton cœur. Quand tu seras dans la douleur, Viens à moi sans inquiétude. Je te suivrai sur le chemin ; Mais je ne puis toucher ta main, Ami, je suis la Solitude.
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Les vaincus
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Les vaincus Titre : Les vaincus Poète : Paul Verlaine (1844-1896) À Louis-Xavier de Ricard. I La Vie est triomphante et l'Idéal est mort, Et voilà que, criant sa joie au vent qui passe, Le cheval enivré du vainqueur broie et mord Nos frères, qui du moins tombèrent avec grâce. Et nous que la déroute a fait survivre, hélas ! Les pieds meurtris, les yeux troubles, la tête lourde, Saignants, veules, fangeux, déshonorés et las, Nous allons, étouffant mal une plainte sourde, Nous allons, au hasard du soir et du chemin, Comme les meurtriers et comme les infâmes, Veufs, orphelins, sans toit, ni fils, ni lendemain, Aux lueurs des forêts familières en flammes ! Ah ! puisque notre sort est bien complet, qu'enfin L'espoir est aboli, la défaite certaine, Et que l'effort le plus énorme serait vain, Et puisque c'en est fait, même de notre haine, Nous n'avons plus, à l'heure où tombera la nuit, Abjurant tout risible espoir de funérailles, Qu'à nous laisser mourir obscurément, sans bruit, Comme il sied aux vaincus des suprêmes batailles. II Une faible lueur palpite à l'horizon Et le vent glacial qui s'élève redresse Le feuillage des bois et les fleurs du gazon ; C'est l'aube ! tout renaît sous sa froide caresse. De fauve l'Orient devient rose, et l'argent Des astres va bleuir dans l'azur qui se dore ; Le coq chante, veilleur exact et diligent ; L'alouette a volé, stridente : c'est l'aurore ! Éclatant, le soleil surgit : c'est le matin ! Amis, c'est le matin splendide dont la joie Heurte ainsi notre lourd sommeil, et le festin Horrible des oiseaux et des bêtes de proie. Ô prodige ! en nos coeurs le frisson radieux Met à travers l'éclat subit de nos cuirasses, Avec un violent désir de mourir mieux, La colère et l'orgueil anciens des bonnes races. Allons, debout ! allons, allons ! debout, debout ! Assez comme cela de hontes et de trêves ! Au combat, au combat ! car notre sang qui bout A besoin de fumer sur la pointe des glaives ! III Les vaincus se sont dit dans la nuit de leurs geôles : Ils nous ont enchaînés, mais nous vivons encor. Tandis que les carcans font ployer nos épaules, Dans nos veines le sang circule, bon trésor. Dans nos têtes nos yeux rapides avec ordre Veillent, fins espions, et derrière nos fronts Notre cervelle pense, et s'il faut tordre ou mordre, Nos mâchoires seront dures et nos bras prompts. Légers, ils n'ont pas vu d'abord la faute immense Qu'ils faisaient, et ces fous qui s'en repentiront Nous ont jeté le lâche affront de la clémence. Bon ! la clémence nous vengera de l'affront. Ils nous ont enchaînés ! mais les chaînes sont faites Pour tomber sous la lime obscure et pour frapper Les gardes qu'on désarme, et les vainqueurs en fêtes Laissent aux évadés le temps de s'échapper. Et de nouveau bataille ! Et victoire peut-être, Mais bataille terrible et triomphe inclément, Et comme cette fois le Droit sera le maître, Cette fois-là sera la dernière, vraiment ! IV Car les morts, en dépit des vieux rêves mystiques, Sont bien morts, quand le fer a bien fait son devoir Et les temps ne sont plus des fantômes épiques Chevauchant des chevaux spectres sous le ciel noir. La jument de Roland et Roland sont des mythes Dont le sens nous échappe et réclame un effort Qui perdrait notre temps, et si vous vous promîtes D'être épargnés par nous vous vous trompâtes fort. Vous mourrez de nos mains, sachez-le, si la chance Est pour nous. Vous mourrez, suppliants, de nos mains. La justice le veut d'abord, puis la vengeance, Puis le besoin pressant d'opportuns lendemains. Et la terre, depuis longtemps aride et maigre, Pendant longtemps boira joyeuse votre sang Dont la lourde vapeur savoureusement aigre Montera vers la nue et rougira son flanc, Et les chiens et les loups et les oiseaux de proie Feront vos membres nets et fouilleront vos troncs, Et nous rirons, sans rien qui trouble notre joie, Car les morts sont bien morts et nous vous l'apprendrons.
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À Jeanne (I)
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : À Jeanne (I) Titre : À Jeanne (I) Poète : Victor Hugo (1802-1885) Je ne te cache pas que j'aime aussi les bêtes ; Cela t'amuse et moi cela m'instruit ; je sens Que ce n'est pas pour rien qu'en ces farouches têtes Dieu met le clair-obscur des grands bois frémissants. Je suis le curieux qui, né pour croire et plaindre, Sonde, en voyant l'aspic sous des roses rampant, Les sombres lois qui font que la femme doit craindre Le démon, quand la fleur n'a pas peur du serpent. Pendant que nous donnons des ordres à la terre, Rois copiant le singe et par lui copiés, Doutant s'il est notre œuvre ou s'il est notre père, Tout en bas, dans l'horreur fatale, sous nos pieds, On ne sait quel noir monde étonné nous regarde Et songe, et sous un joug, trop souvent odieux, Nous courbons l'humble monstre et la brute hagarde Qui, nous voyant démons, nous prennent pour des dieux. Oh ! que d'étranges lois ! quel tragique mélange ! Voit-on le dernier fait, sait-on le dernier mot, Quel spectre peut sortir de Vénus, et quel ange Peut naître dans le ventre affreux de Béhémoth ? Transfiguration ! mystère ! gouffre et cime ! L'âme rejettera le corps, sombre haillon ; La créature abjecte un jour sera sublime, L'être qu'on hait chenille on l'aime papillon.
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Tu bois, c'est hideux presque autant que moi
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Tu bois, c'est hideux presque autant que moi Titre : Tu bois, c'est hideux presque autant que moi Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Tu bois, c'est hideux ! presque autant que moi. Je bois, c'est honteux, presque plus que toi, Ce n'est plus ce qu'on appelle une vie... Ah ! la femme, fol, fol est qui s'y fie ! Les hommes, bravo ! c'est fier et soumis, On peut s'y fier, voilà des amis ! Nous buvons, mais, vous mesdames, l'ivresse Vous va moins qu'à nous, — te change en tigresse. Moi tout au plus en un simple cochon ; Quelque idéal sot dans mon cabochon, Quelque bêtise en sus, quelque sottise En outre, — mais toi, la fainéantise, La méchanceté, l'obstination, Un peu le vice et beaucoup l'option, Pour être plus folle, sur ma parole ! Que ma folie à moi déjà si folle. Ces réflexions me coûtent beaucoup, Mais ce soir je suis d'une humeur de loup. Excuse, si mon discours va si rogue, Mais ce soir je suis d'une humeur de dogue. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bah ! buvons pas trop (s'il nous est possible), Ma bouche est un trou, la tienne est un crible. Dieu saura bien reconnaître les siens. Morale : surtout baisons-nous — et viens !
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Tantalized
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Tantalized Titre : Tantalized Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Toutes deux regardaient s'enfuir les hirondelles : L'une pâle aux cheveux de jais, et l'autre blonde Et rose, et leurs peignoirs légers de vieille blonde Vaguement serpentaient, nuages, autour d'elles. Et toutes deux, avec des langueurs d'asphodèles, Tandis qu'au ciel montait la lune molle et ronde, Savouraient à longs traits l'émotion profonde Du soir et le bonheur triste des cœurs fidèles. Telles, leurs bras pressant, moites, leurs tailles souples, Couple étrange qui prend pitié des autres couples, Telles, sur le balcon, rêvaient les jeunes femmes. Derrière elles, au fond du retrait riche et sombre, Emphatique comme un trône de mélodrame Et plein d'odeurs, le Lit, défait, s'ouvrait dans l'ombre. L'aile où je suis donnant juste sur une gare, J'entends de nuit (mes nuits sont blanches) la bagarre Des machines qu'on chauffe et des trains ajustés, Et vraiment c'est des bruits de nids répercutés À des cieux de fonte et de verre et gras de houille. Vous n'imaginez pas comme cela gazouille Et comme l'on dirait des efforts d'oiselets Vers des vols tout prochains à des cieux violets Encore et que le point du jour éclaire à peine. Ô ces wagons qui vont dévaler dans la plaine !
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L'idée de Dieu
Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Poésie : L'idée de Dieu Titre : L'idée de Dieu Poète : Alphonse de Lamartine (1790-1869) Heureux l'oeil éclairé de ce jour sans nuage Qui partout ici-bas le contemple et le lit! Heureux le coeur épris de cette grande image, Toujours vide et trompé si Dieu ne le remplit ! Ah ! pour celui-là seul la nature est son ombre ! En vain le temps se voile et reculent les cieux ! Le ciel n'a point d'abîme et le temps point de nombre Qui le cache à ses yeux ! Pour qui ne l'y voit pas tout est nuit et mystères, Cet alphabet de jeu dans le ciel répandu Est semblable pour eux à ces vains caractères Dont le sens, s'ils en ont, dans les temps s'est perdu ! Le savant sous ses mains les retourne et les brise Et dit : Ce n'est qu'un jeu d'un art capricieux ; Et cent fois en tombant ces lettres qu'il méprise D'elles-même ont écrit le nom mystérieux ! Mais cette langue, en vain par les temps égarée, Se lit hier comme aujourd'hui ; Car elle n'a qu'un nom sous sa lettre sacrée, Lui seul ! lui partout! toujours lui ! Qu'il est doux pour l'âme qui pense Et flotte dans l'immensité Entre le doute et l'espérance, La lumière et l'obscurité, De voir cette idée éternelle Luire sans cesse au-dessus d'elle Comme une étoile aux feux constants, La consoler sous ses nuages, Et lui montrer les deux rivages Blanchis de l'écume du temps ! En vain les vagues des années Roulent dans leur flux et reflux Les croyances abandonnées Et les empires révolus En vain l'opinion qui lutte Dans son triomphe ou dans sa chute Entraîne un monde à son déclin ; Elle brille sur sa ruine, Et l'histoire qu'elle illumine Ravit son mystère au destin ! Elle est la science du sage, Elle est la foi de la vertu ! Le soutien du faible, et le gage Pour qui le juste a combattu ! En elle la vie a son juge Et l'infortune son refuge, Et la douleur se réjouit. Unique clef du grand mystère, Otez cette idée à la terre Et la raison s'évanouit ! Cependant le monde, qu'oublie L'âme absorbée en son auteur, Accuse sa foi de folie Et lui reproche son bonheur, Pareil à l'oiseau des ténèbres Qui, charmé des lueurs funèbres, Reproche à l'oiseau du matin De croire au jour qui vient d'éclore Et de planer devant l'aurore Enivré du rayon divin ! Mais qu'importe à l'âme qu'inonde Ce jour que rien ne peut voiler ! Elle laisse rouler le monde Sans l'entendre et sans s'y mêler ! Telle une perle de rosée Que fait jaillir l'onde brisée Sur des rochers retentissants, Y sèche pure et virginale, Et seule dans les cieux s'exhale Avec la lumière et l'encens !
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Genio libri
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Genio libri Titre : Genio libri Poète : Victor Hugo (1802-1885) Ô toi qui dans mon âme vibres, Ô mon cher esprit familier, Les espaces sont clairs et libres ; J'y consens, défais ton collier, Mêle les dieux, confonds les styles, Accouple au poean les agnus ; Fais dans les grands cloîtres hostiles Danser les nymphes aux seins nus. Sois de France, sois de Corinthe, Réveille au bruit de ton clairon Pégase fourbu qu'on éreinte Au vieux coche de Campistron. Tresse l'acanthe et la liane ; Grise l'augure avec l'abbé ; Que David contemple Diane, Qu'Actéon guette Bethsabé. Du nez de Minerve indignée Au crâne chauve de saint Paul Suspends la toile d'araignée Qui prendra les rimes au vol. Fais rire Marion courbée Sur les oegipans ahuris. Cours, saute, emmène Alphésibée Souper au Café de Paris. Sois gai, hardi, glouton, vorace ; Flâne, aime ; sois assez coquin Pour rencontrer parfois Horace Et toujours éviter Berquin. Peins le nu d'après l'Homme antique, Païen et biblique à la fois, Constate la pose plastique D'Ève ou de Rhée au fond des bois. Des amours observe la mue. Défais ce que les pédants font, Et, penché sur l'étang, remue L'art poétique jusqu'au fond. Trouble La Harpe, ce coq d'Inde, Et Boileau, dans leurs sanhédrins ; Saccage tout ; jonche le Pinde De césures d'alexandrins. Prends l'abeille pour soeur jumelle ; Aie, ô rôdeur du frais vallon, Un alvéole à miel, comme elle, Et, comme elle, un brave aiguillon. Plante là toute rhétorique, Mais au vieux bon sens fais écho ; Monte en croupe sur la bourrique, Si l'ânier s'appelle Sancho. Qu'Argenteuil soit ton Pausilippe. Sois un peu diable, et point démon, Joue, et pour Fanfan la Tulipe Quitte Ajax fils de Télamon. Invente une églogue lyrique Prenant terre au bois de Meudon, Où le vers danse une pyrrhique Qui dégénère en rigodon. Si Loque, Coche, Graille et Chiffe Dans Versailles viennent à toi, Présente galamment la griffe À ces quatre filles de roi. Si Junon s'offre, fais ta tâche ; Fête Aspasie, admets Ninon ; Si Goton vient, sois assez lâche Pour rire et ne pas dire : Non. Sois le chérubin et l'éphèbe. Que ton chant libre et disant tout Vole, et de la lyre de Thèbe Aille au mirliton de Saint-Cloud. Qu'en ton livre, comme au bocage, On entende un hymne, et jamais Un bruit d'ailes dans une cage ! Rien des bas-fonds, tout des sommets ! Fais ce que tu voudras, qu'importe ! Pourvu que le vrai soit content ; Pourvu que l'alouette sorte Parfois de ta strophe en chantant ; Pourvu que Paris où tu soupes N'ôte rien à ton naturel ; Que les déesses dans tes groupes Gardent une lueur du ciel ; Pourvu que la luzerne pousse Dans ton idylle, et que Vénus Y trouve une épaisseur de mousse Suffisante pour ses pieds nus ; Pourvu que Grimod la Reynière Signale à Brillat-Savarin Une senteur de cressonnière Mêlée à ton hymne serein ; Pourvu qu'en ton poème tremble L'azur réel des claires eaux ; Pourvu que le brin d'herbe semble Bon au nid des petits oiseaux ; Pourvu que Psyché soit baisée Par ton souffle aux cieux réchauffé ; Pourvu qu'on sente la rosée Dans ton vers qui boit du café.
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T'aimer est le bonheur suprême
Évariste de Parny (1753-1814)
Poésie : T'aimer est le bonheur suprême Titre : T'aimer est le bonheur suprême Poète : Évariste de Parny (1753-1814) Oui, j'en atteste la nuit sombre Confidente de nos plaisirs, Et qui verra toujours son ombre Disparaître avant mes désirs ; J'atteste l'étoile amoureuse Qui pour voler au rendez-vous Me prête sa clarté douteuse ; Je prends à témoin ce verrou Qui souvent réveilla ta mère, Et cette parure étrangère Qui trompe les regards jaloux ; Enfin, j'en jure par toi-même, Je veux dire par tous mes Dieux, T'aimer est le bonheur suprême, Il n'en est point d'autre à mes yeux. Viens donc, ô ma belle maîtresse, Perdre tes soupçons dans mes bras. Viens t'assurer de ma tendresse, Et du pouvoir de tes appas. Cherchons des voluptés nouvelles ; Inventons de plus doux désirs ; L'amour cachera sous ses ailes Notre fureur et nos plaisirs. Aimons, ma chère Éléonore : Aimons au moment du réveil ; Aimons au lever de l'aurore ; Aimons au coucher du soleil ; Durant la nuit aimons encore.
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L'allée
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : L'allée Titre : L'allée Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Fêtes galantes (1869). Fardée et peinte comme au temps des bergeries Frêle parmi les noeuds énormes de rubans, Elle passe sous les ramures assombries, Dans l'allée où verdit la mousse des vieux bancs, Avec mille façons et mille afféteries Qu'on garde d'ordinaire aux perruches chéries. Sa longue robe à queue est bleue, et l'éventail Qu'elle froisse en ses doigts fluets aux larges bagues S'égaie un des sujets érotiques, si vagues Qu'elle sourit, tout en rêvant, à maint détail. — Blonde, en somme. Le nez mignon avec la bouche Incarnadine, grasse, et divine d'orgueil Inconscient. — D'ailleurs plus fine que la mouche Qui ravive l'éclat un peu niais de l'oeil.
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Aux champs
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Aux champs Titre : Aux champs Poète : Victor Hugo (1802-1885) Ce ne sont qu'horizons calmes et pacifiques ; On voit sur les coteaux des chasses magnifiques ; Le reste du pays, sous le ciel gris ou bleu, Est une plaine avec une église au milieu. Un lierre monstrueux à tige arborescente Qui sort de l'herbe, ainsi qu'une griffe puissante, Comme un des mille bras de Cybèle au front vert, Semble, en ce champ aride et de ronces couvert, Avoir un jour saisi l'église solitaire, Et la tirer d'en bas lentement dans la terre. Tour, arcs-boutants, chevet, portail aux larges fûts, Il cache et ronge tout sous ses rameaux touffus. Sans doute que dans l'ombre il parle à ces murailles Et qu'il leur dit : « Jadis vous-dormiez aux entrailles Des collines d'où l'homme arrache incessamment Le marbre, le granit, l'argile et le ciment. Ô pierres, vous devez être lasses d'entendre Les hommes bourdonner, les orages s'épandre, Et les cloches d'airain gémir dans les clochers. Redevenez cailloux, galets, débris, rochers ! Dans la terre au flanc noir retombez pêle-mêle ! Rentrez au sein profond de l'aïeule éternelle ! » Bondouf, le 5 novembre 1846.
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Per amica silentia
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Per amica silentia Titre : Per amica silentia Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Parallèlement (1889). Les longs rideaux de blanche mousseline Que la lueur pâle de la veilleuse Fait fluer comme une vague opaline Dans l'ombre mollement mystérieuse, Les grands rideaux du grand lit d'Adeline Ont entendu, Claire, ta voix rieuse, Ta douce voix argentine et câline Qu'une autre voix enlace, furieuse. « Aimons, aimons ! » disaient vos voix mêlées, Claire, Adeline, adorables victimes Du noble vœu de vos âmes sublimes. Aimez, aimez ! ô chères Esseulées, Puisqu'en ces jours de malheur, vous encore, Le glorieux Stigmate vous décore.
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Dans les ruines d'une abbaye
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Dans les ruines d'une abbaye Titre : Dans les ruines d'une abbaye Poète : Victor Hugo (1802-1885) Seuls tous deux, ravis, chantants ! Comme on s'aime ! Comme on cueille le printemps Que Dieu sème ! Quels rires étincelants Dans ces ombres, Pleines jadis de fronts blancs, De coeurs sombres ! On est tout frais mariés. On s'envoie Les charmants cris variés De la joie. Purs ébats mêlés au vent Qui frissonne ! Gaietés que le noir couvent Assaisonne ! On effeuille des jasmins Sur la pierre Où l'abbesse joint les mains En prière. Les tombeaux, de croix marqués, Font partie De ces jeux, un peu piqués Par l'ortie. On se cherche, on se poursuit, On sent croître Ton aube, amour, dans la nuit Du vieux cloître. On s'en va se becquetant, On s'adore, On s'embrasse à chaque instant, Puis encore, Sous les piliers, les arceaux, Et les marbres. C'est l'histoire des oiseaux Dans les arbres.
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Billet
Évariste de Parny (1753-1814)
Poésie : Billet Titre : Billet Poète : Évariste de Parny (1753-1814) Recueil : Poésies érotiques (1778). Apprenez, ma belle, Qu'à minuit sonnant, Une main fidèle, Une main d'amant, Ira doucement, Se glissant dans l'ombre, Tourner les verrous Qui dès la nuit sombre, Sont tirés sur vous. Apprenez encore Qu'un amant abhorre Tout voile jaloux. Pour être plus tendre, Soyez sans atours, Et songez à prendre L'habit des Amours.
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Fantômes
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Fantômes Titre : Fantômes Poète : Victor Hugo (1802-1885) I. Hélas ! que j'en ai vu mourir de jeunes filles ! C'est le destin. Il faut une proie au trépas. Il faut que l'herbe tombe au tranchant des faucilles ; Il faut que dans le bal les folâtres quadrilles Foulent des roses sous leurs pas. Il faut que l'eau s'épuise à courir les vallées ; Il faut que l'éclair brille, et brille peu d'instants, Il faut qu'avril jaloux brûle de ses gelées Le beau pommier, trop fier de ses fleurs étoilées, Neige odorante du printemps. Oui, c'est la vie. Après le jour, la nuit livide. Après tout, le réveil, infernal ou divin. Autour du grand banquet siège une foule avide ; Mais bien des conviés laissent leur place vide. Et se lèvent avant la fin. II. Que j'en ai vu mourir ! – L'une était rose et blanche ; L'autre semblait ouïr de célestes accords ; L'autre, faible, appuyait d'un bras son front qui penche, Et, comme en s'envolant l'oiseau courbe la branche, Son âme avait brisé son corps. Une, pâle, égarée, en proie au noir délire, Disait tout bas un nom dont nul ne se souvient ; Une s'évanouit, comme un chant sur la lyre ; Une autre en expirant avait le doux sourire D'un jeune ange qui s'en revient. Toutes fragiles fleurs, sitôt mortes que nées ! Alcyions engloutis avec leurs nids flottants ! Colombes, que le ciel au monde avait données ! Qui, de grâce, et d'enfance, et d'amour couronnées, Comptaient leurs ans par les printemps ! Quoi, mortes ! quoi, déjà, sous la pierre couchées ! Quoi ! tant d'êtres charmants sans regard et sans voix ! Tant de flambeaux éteints ! tant de fleurs arrachées !... Oh ! laissez-moi fouler les feuilles desséchées, Et m'égarer au fond des bois ! Deux fantômes ! c'est là, quand je rêve dans l'ombre, Qu'ils viennent tour à tour m'entendre et me parler. Un jour douteux me montre et me cache leur nombre. A travers les rameaux et le feuillage sombre Je vois leurs yeux étinceler. Mon âme est une sœur pour ces ombres si belles. La vie et le tombeau pour nous n'ont plus de loi. Tantôt j'aide leurs pas, tantôt je prends leurs ailes. Vision ineffable où je suis mort comme elles, Elles, vivantes comme moi ! Elles prêtent leur forme à toutes mes pensées. Je les vois ! je les vois ! Elles me disent : Viens ! Puis autour d'un tombeau dansent entrelacées ; Puis s'en vont lentement, par degrés éclipsées. Alors je songe et me souviens... III. Une surtout. – Un ange, une jeune espagnole ! Blanches mains, sein gonflé de soupirs innocents, Un œil noir, où luisaient des regards de créole, Et ce charme inconnu, cette fraîche auréole Qui couronne un front de quinze ans ! Non, ce n'est point d'amour qu'elle est morte : pour elle, L'amour n'avait encor ni plaisirs ni combats ; Rien ne faisait encor battre son cœur rebelle ; Quand tous en la voyant s'écriaient : Qu'elle est belle ! Nul ne le lui disait tout bas. Elle aimait trop le bal, c'est ce qui l'a tuée. Le bal éblouissant ! le bal délicieux ! Sa cendre encor frémit, doucement remuée, Quand, dans la nuit sereine, une blanche nuée Danse autour du croissant des cieux. Elle aimait trop le bal. – Quand venait une fête, Elle y pensait trois jours, trois nuits elle en rêvait, Et femmes, musiciens, danseurs que rien n'arrête, Venaient, dans son sommeil, troublant sa jeune tête, Rire et bruire à son chevet. Puis c'étaient des bijoux, des colliers, des merveilles ! Des ceintures de moire aux ondoyants reflets ; Des tissus plus légers que des ailes d'abeilles ; Des festons, des rubans, à remplir des corbeilles ; Des fleurs, à payer un palais ! La fête commencée, avec ses sœurs rieuses Elle accourait, froissant l'éventail sous ses doigts, Puis s'asseyait parmi les écharpes soyeuses, Et son cœur éclatait en fanfares joyeuses, Avec l'orchestre aux mille voix. C'était plaisir de voir danser la jeune fille ! Sa basquine agitait ses paillettes d'azur ; Ses grands yeux noirs brillaient sous la noire mantille. Telle une double étoile au front des nuits scintille Sous les plis d'un nuage obscur. Tout en elle était danse, et rire, et folle joie. Enfant ! – Nous l'admirions dans nos tristes loisirs ; Car ce n'est point au bal que le cœur se déploie, La centre y vole autour des tuniques de soie, L'ennui sombre autour des plaisirs. Mais elle, par la valse ou la ronde emportée, Volait, et revenait, et ne respirait pas, Et s'enivrait des sons de la flûte vantée, Des fleurs, des lustres d'or, de la fête enchantée, Du bruit des vois, du bruit des pas. Quel bonheur de bondir, éperdue, en la foule, De sentir par le bal ses sens multipliés, Et de ne pas savoir si dans la nue on roule, Si l'on chasse en fuyant la terre, ou si l'on foule Un flot tournoyant sous ses pieds ! Mais hélas ! il fallait, quand l'aube était venue, Partir, attendre au seuil le manteau de satin. C'est alors que souvent la danseuse ingénue Sentit en frissonnant sur son épaule nue Glisser le souffle du matin. Quels tristes lendemains laisse le bal folâtre ! Adieu parure, et danse, et rires enfantins ! Aux chansons succédait la toux opiniâtre, Au plaisir rose et frais la fièvre au teint bleuâtre, Aux yeux brillants les yeux éteints. IV. Elle est morte. – A quinze ans, belle, heureuse, adorée ! Morte au sortir d'un bal qui nous mit tous en deuil. Morte, hélas ! et des bras d'une mère égarée La mort aux froides mains la prit toute parée, Pour l'endormir dans le cercueil. Pour danser d'autres bals elle était encor prête, Tant la mort fut pressée à prendre un corps si beau ! Et ces roses d'un jour qui couronnaient sa tête, Qui s'épanouissaient la veille en une fête, Se fanèrent dans un tombeau. V. Sa pauvre mère ! – hélas ! de son sort ignorante, Avoir mis tant d'amour sur ce frêle roseau, Et si longtemps veillé son enfance souffrante, Et passé tant de nuits à l'endormir pleurante Toute petite en son berceau ! A quoi bon ? – Maintenant la jeune trépassée, Sous le plomb du cercueil, livide, en proie au ver, Dort ; et si, dans la tombe où nous l'avons laissée, Quelque fête des morts la réveille glacée, Par une belle nuit d'hiver, Un spectre au rire affreux à sa morne toilette Préside au lieu de mère, et lui dit : Il est temps ! Et, glaçant d'un baiser sa lèvre violette, Passe les doigts noueux de sa main de squelette Sous ses cheveux longs et flottants. Puis, tremblante, il la mène à la danse fatale, Au chœur aérien dans l'ombre voltigeant ; Et sur l'horizon gris la lune est large et pâle, Et l'arc-en-ciel des nuits teint d'un reflet d'opale Le nuage aux franges d'argent. VI. Vous toutes qu'à ses jeux le bal riant convie, Pensez à l'espagnole éteinte sans retour, Jeunes filles ! Joyeuse, et d'une main ravie, Elle allait moissonnant les roses de la vie, Beauté, plaisir, jeunesse, amour ! La pauvre enfant, de fête en fête promenée, De ce bouquet charmant arrangeait les couleurs ; Mais qu'elle a passé vite, hélas ! l'infortunée ! Ainsi qu'Ophélia par le fleuve entraînée, Elle est morte en cueillant des fleurs ! Avril 1828.
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Les matelots
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Les matelots Titre : Les matelots Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Sur l'eau bleue et profonde Nous allons voyageant, Environnant le monde D'un sillage d'argent, Des îles de la Sonde, De l'Inde au ciel brûlé, Jusqu'au pôle gelé... Les petites étoiles Montrent de leur doigt d'or De quel côté les voiles Doivent prendre l'essor ; Sur nos ailes de toiles, Comme de blancs oiseaux, Nous effleurons les eaux. Nous pensons à la terre Que nous fuyons toujours, À notre vieille mère, À nos jeunes amours ; Mais la vague légère Avec son doux refrain Endort notre chagrin. Le laboureur déchire Un sol avare et dur ; L'éperon du navire Ouvre nos champs d'azur, Et la mer sait produire, Sans peine ni travail, La perle et le corail. Existence sublime ! Bercés par notre nid, Nous vivons sur l'abîme Au sein de l'infini ; Des flots rasant la cime, Dans le grand désert bleu Nous marchons avec Dieu !
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Pierrot Gamin
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Pierrot Gamin Titre : Pierrot Gamin Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Ce n'est pas Pierrot en herbe Non plus que Pierrot en gerbe, C'est Pierrot, Pierrot, Pierrot. Pierrot gamin, Pierrot gosse, Le cerneau hors de la cosse, C'est Pierrot, Pierrot, Pierrot ! Bien qu'un rien plus haut qu'un mètre, Le mignon drôle sait mettre Dans ses yeux l'éclair d'acier Qui sied au subtil génie De sa malice infinie De poète-grimacier. Lèvres rouge-de-blessure Où sommeille la luxure, Face pâle aux rictus fins, Longue, très accentuée, Qu'on dirait habituée À contempler toutes fins, Corps fluet et non pas maigre, Voix de fille et non pas aigre, Corps d'éphèbe en tout petit, Voix de tête, corps en fête, Créature toujours prête À soûler chaque appétit. Va, frère, va, camarade, Fais le diable, bats l'estrade Dans ton rêve et sur Paris Et par le monde, et sois l'âme Vile, haute, noble, infâme De nos innocents esprits ! Grandis, car c'est la coutume, Cube ta riche amertume, Exagère ta gaieté, Caricature, auréole, La grimace et le symbole De notre simplicité !
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Les accroche cœurs
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Les accroche cœurs Titre : Les accroche cœurs Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Recueil : Émaux et Camées (1852). Ravivant les langueurs nacrées De tes yeux battus et vainqueurs, En mèches de parfum lustrées Se courbent deux accroche-coeurs. A voir s'arrondir sur tes joues Leurs orbes tournés par tes doigts, On dirait les petites roues Du char de Mab fait d'une noix ; Ou l'arc de l'Amour dont les pointes, Pour une flèche à décocher, En cercle d'or se sont rejointes A la tempe du jeune archer. Pourtant un scrupule me trouble, Je n'ai qu'un coeur, alors pourquoi, Coquette, un accroche-coeur double ? Qui donc y pends-tu près de moi ?
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Dédicace
Anatole France (1844-1924)
Poésie : Dédicace Titre : Dédicace Poète : Anatole France (1844-1924) Vous souvient-il, cocodette un peu mûre Qui gobergez vos flemmes de bourgeoise, Du temps joli quand, gamine un peu sure, Tu m'écoutais, blanc-bec fou qui dégoise ? Gardâtes-vous fidèle la mémoire, Ô grasse en des jerseys de poult-de-soie, De t'être plu jadis à mon grimoire, Cour par écrit, postale petite oye ? Avez-vous oublié, Madame Mère, Non, n'est-ce pas, même en vos bêtes fêtes, Mes fautes de goût, mais non de grammaire, Au rebours de tes chères lettres bêtes ? Et quand sonna l'heure des justes noces, Sorte d'Ariane qu'on me dit lourde, Mes yeux gourmands et mes baisers féroces À tes nennis faisant l'oreille sourde ? Rappelez-vous aussi, s'il est loisible À votre coeur de veuve mal morose, Ce moi toujours tout prêt, terrible, horrible, Ce toi mignon prenant goût à la chose, Et tout le train, tout l'entrain d'un manège Qui par malheur devint notre ménage. Que n'avez-vous, en ces jours-là, que n'ai-je Compris les torts de votre et de mon âge ! C'est bien fâcheux : me voici, lamentable Épave éparse à tous les flots du vice, Vous voici, toi, coquine détestable, Et ceci fallait que je l'écrivisse !
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Je veux pousser par l'univers ma peine
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Je veux pousser par l'univers ma peine Titre : Je veux pousser par l'univers ma peine Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Poésies diverses (1587). Je veux pousser par l'univers ma peine, Plus tôt qu'un trait ne vole au décocher ; Je veux aussi mes oreilles boucher, Pour n'ouïr plus la voix de ma sereine. Je veux muer mes deux yeux en fontaine, Mon cœur en feu, ma tête en un rocher, Mes pieds en tronc, pour jamais n'approcher De sa beauté si fièrement humaine. Je veux changer mes pensers en oiseaux Mes doux soupirs en zéphyrs nouveaux, Qui par le monde éventeront ma plainte. Je veux encore de ma pâle couleur Aux bords du Loir faire naître une fleur, Qui de mon nom et de mon mal soit peinte.
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La paix de l'hiver
Auguste Angellier (1848-1911)
Poésie : La paix de l'hiver Titre : La paix de l'hiver Poète : Auguste Angellier (1848-1911) À Daniel Fouquet. Dans l'horizon d'hiver, vaste, uniforme et vide, Le ciel était d'azur, l'air paisible et limpide ; La neige étincelait sur le sol et les arbres, En cristaux infinis, plus blancs que ceux des marbres Qui viennent d'être ouverts par le choc du marteau ; Nul cri, nul bruit de vent, de ramure, ni d'eau. Un immense silence avait rempli l'espace ; Tout était suspendu ; tout ce qui vit et passe, Bouge, chante, frémit, s'inquiète, désire, Comme les mouvements aux veines du porphyre, Semblait être fixé pour le repos final, Dans un indestructible et lucide cristal, Mais que tout était beau ! les forfaits de la vie, Les douleurs dont jamais elle n'est assouvie, Son exécrable jeu de poursuite et de crainte, La rumeur de combat dont la terre est étreinte, Tout le mauvais effort semblait être arrêté, Sous ce ciel pur et froid comme l'éternité. Dans ce puissant sommeil de neiges et de givre, Mon cœur, lourd de chagrin, était surpris de vivre ; Cette impassible paix, semblable à la sagesse Du Monde, lui faisait sentir plus sa détresse, Car seul il palpitait et pensait souffrir seul Dans cet universel et glorieux linceul. Et mon cœur, en songeant que crime et que souffrance Sont les couleurs du fleuve obscur de l'existence, Se dit : « La blanche Mort seule est pure et sereine ! Sera-t-elle jamais la pitoyable reine D'un univers soustrait aux jours et aux instants ? Quand se terminera l'angoisse des printemps ? » Mais, par dessus le front blême d'une colline, Dans la clarté de l'air, si froide et cristalline Que des pleurs n'auraient pu naître en sa sécheresse, Montant comme un présage et comme une promesse, Et s'emparant du ciel par son éclat accru, Le grand globe gelé de la lune apparut !
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Credo
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Credo Titre : Credo Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Liturgies intimes (1892). Je crois ce que l'Église catholique M'enseigna dès l'âge d'entendement : Que Dieu le Père est le fauteur unique Et le régulateur absolument De toute chose invisible et visible, Et que, par un mystère indéfectible, Il engendra, ne fit pas Jésus-Christ Son Fils unique avant que la lumière Ne fût créée, et qu'il était écrit Que celui-ci mourrait de mort amère, Pour nous sauver du malheur immortel Sur le Calvaire et, depuis, sur l'Autel ; Enfin que l'Esprit saint, lequel procède Et du Père et du Fils et qui parlait Par les prophètes, et ma foi qui s'aide De charité croit le dogme complet De l'Église de Rome, au saint baptême, En la vie éternelle. Vœu suprême.
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A une femme
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : A une femme Titre : A une femme Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Poèmes saturniens (1866). A vous ces vers de par la grâce consolante De vos grands yeux où rit et pleure un rêve doux, De par votre âme pure et toute bonne, à vous Ces vers du fond de ma détresse violente. C'est qu'hélas ! le hideux cauchemar qui me hante N'a pas de trêve et va furieux, fou, jaloux, Se multipliant comme un cortège de loups Et se pendant après mon sort qu'il ensanglante ! Oh ! je souffre, je souffre affreusement, si bien Que le gémissement premier du premier homme Chassé d'Eden n'est qu'une églogue au prix du mien ! Et les soucis que vous pouvez avoir sont comme Des hirondelles sur un ciel d'après-midi, — Chère, — par un beau jour de septembre attiédi.
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Mon fils est mort
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Mon fils est mort Titre : Mon fils est mort Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Mon fils est mort. J'adore, ô mon Dieu, votre loi. — Je vous offre les pleurs d'un cœur presque parjure , Vous châtiez bien fort et parferez la foi Qu'alanguissait l'amour pour une créature. Vous châtiez bien fort. Mon fils est mort, hélas ! Vous me l'aviez donné, voici que votre droite Me le reprend à l'heure où mes pauvres pieds las Réclamaient ce cher guide en cette route étroite. Vous me l'aviez donné, vous me le reprenez : Gloire à vous ! J'oubliais beaucoup trop votre gloire Dans la langueur d'aimer mieux les trésors donnés Que le Munificent de toute cette histoire. Vous me l'aviez donné, je vous le rends très pur, Tout pétri de vertu, d'amour et de simplesse. C'est pourquoi, pardonnez, Terrible, à celui sur Le cœur de qui, Dieu fort, sévit cette faiblesse. Et laissez-moi pleurer et faites-moi bénir L'élu dont vous voudrez certes que la prière Rapproche un peu l'instant si bon de revenir À lui dans Vous, Jésus, après ma mort, dernière.
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Marine
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Marine Titre : Marine Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Poèmes saturniens (1866). L'Océan sonore Palpite sous l'oeil De la lune en deuil Et palpite encore, Tandis qu'un éclair Brutal et sinistre Fend le ciel de bistre D'un long zigzag clair, Et que chaque lame, En bonds convulsifs, Le long des récifs Va, vient, luit et clame, Et qu'au firmament, Où l'ouragan erre, Rugit le tonnerre Formidablement.
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Je n'ai pas de chance en femme
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Je n'ai pas de chance en femme Titre : Je n'ai pas de chance en femme Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Chansons pour elle (1891). Je n'ai pas de chance en femme, Et, depuis mon âge d'homme, Je ne suis tombé guère, en somme. Que sur des criardes infâmes. C'est vrai que je suis criard Moi-même et d'un révoltant Caractère tout autant, Peut-être plus par hasard. Mes femmes furent légères, Toi-même tu l'es un peu, Cet épouvantable aveu Soit dit entre nous, ma chère. C'est vrai que je fus coureur. Peut-être le suis-je encore : Cet aveu me déshonore. Parfois je me fais horreur. Baste : restons tout de même Amants fervents, puisqu'en somme Toi, bonne fille et moi, brave homme, Tu m'aimes, dis, et que je t'aime.
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Au Roi, après l'attentat de Meunier
Alfred de Musset (1810-1857)
Poésie : Au Roi, après l'attentat de Meunier Titre : Au Roi, après l'attentat de Meunier Poète : Alfred de Musset (1810-1857) Recueil : Poésies nouvelles (1850). Prince, les assassins consacrent ta puissance. Ils forcent Dieu lui-même à nous montrer sa main. Par droit d'élection tu régnais sur la France ; La balle et le poignard te font un droit divin. De ceux dont le hasard couronna la naissance, Nous en savons plusieurs qui sont sacrés en vain. Toi, tu l'es par le peuple et par la Providence ; Souris au parricide et poursuis ton chemin. Mais sois prudent, Philippe, et songe à la patrie, Ta pensée est son bien, ton corps son bouclier ; Sur toi, comme sur elle, il est temps de veiller. Ferme un immense abîme et conserve ta vie. Défendons-nous ensemble, et laissons-nous le temps De vieillir, toi pour nous, et nous pour tes enfants.
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La femme
Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Poésie : La femme Titre : La femme Poète : Alphonse de Lamartine (1790-1869) À M. Decaisne. O femme, éclair vivant dont l'éclat me renverse ! O vase de splendeur qu'un jour de Dieu transperce ! Pourquoi nos yeux ravis fondent-ils sous les tiens ? Pourquoi mon âme en vain sous ma main comprimée S'élance-t-elle à toi, comme une aigle enflammée Dont le feu du bûcher a brisé les liens ? Déjà l'hiver blanchit les sommets de ma vie. Sur la route au tombeau, que mes pieds ont suivie, Ah ! j'ai derrière moi bien des nuits et des jours ! Un regard de quinze ans, s'il y daignait descendre, Dans mon cœur consumé ne remûrait que cendre, Cendre de passions qui palpitent toujours ! Je devrais détourner mon cœur de leur visage, Me ranger en baissant les yeux sur leur passage, Et regarder de loin ces fronts éblouissants, Comme l'on voit monter de leur urne fermée Les vagues de parfum et de sainte fumée Dont les enfants de chœur vont respirer l'encens. Je devrais contempler avec indifférence Ces vierges, du printemps rayonnante espérance, Comme l'on voit passer sans regret et sans pleurs, Au bord d'un fleuve assis, ces vagues fugitives Dont le courant rapide emporte à d'autres rives Des flots où des amants ont effeuillé des fleurs. Cependant, plus la vie au soleil s'évapore, O filles de l'Éden, et plus on vous adore ! L'odeur de vos soupirs nous parfume les vents ; Et même quand l'hiver de vos grâces nous sèvre, Non, ce n'est pas de l'air qu'aspire votre lèvre : L'air que vous respirez, c'est l'âme des vivants ! Car l'homme éclos un jour d'un baiser de ta bouche, Cet homme dont ton cœur fut la première couche, Se souvient à jamais de son nid réchauffant, Du sein où de sa vie il puisa l'étincelle, Des étreintes d'amour au creux de ton aisselle, Et du baiser fermant sa paupière d'enfant ! Mais si tout regard d'homme à ton visage aspire, Ce n'est pas seulement parce que ton sourire Embaume sur tes dents l'air qu'il fait palpiter, Que sous le noir rideau des paupières baissées On voit l'ombre des cils recueillir des pensées Où notre âme s'envole et voudrait habiter ; Ce n'est pas seulement parce que de ta tête La lumière glissant, sans qu'un angle l'arrête, Sur l'ondulation de tes membres polis, T'enveloppe d'en haut dans ses rayons de soie Comme une robe d'air et de jour, qui te noie Dans l'éther lumineux d'un vêtement sans plis ; Ce n'est pas seulement parce que tu déplies Voluptueusement ces bras dont tu nous lies, Chaîne qui d'un seul cœur réunit les deux parts, Que ton cou de ramier sur l'aile se renverse, Et que s'enfle à ton sein cette coupe qui verse Le nectar à la bouche et l'ivresse aux regards : Mais c'est que le Seigneur en toi, sa créature, Alluma le foyer des feux de la nature ; Que par toi tout amour a son pressentiment ; Que toutes voluptés, dont le vrai nom est femme, Traversent ton beau corps ou passent par ton âme, Comme toutes clartés tombent du firmament ! Cette chaleur du ciel, dont ton sein surabonde, A deux rayonnements pour embraser le monde, Selon que son foyer fait ondoyer son feu. Lorsque sur un seul cœur ton âme le condense, L'homme est roi, c'est l'amour ! il devient providence Quand il s'épand sur tous et rejaillit vers Dieu. Alors on voit l'enfant, renversé sur ta hanche, Effeuiller le bouton que ta mamelle penche, Comme un agneau qui joue avec le flot qu'il boit ; L'adolescent, qu'un geste à tes genoux rappelle, Suivre de la pensée, au livre qu'il épelle, La sagesse enfantine écrite sous ton doigt ; L'orphelin se cacher dans les plis de ta robe, L'indigent savourer le regard qu'il dérobe, Le vieillard à tes pieds s'asseoir à ton soleil ; Le mourant dans son lit, retourné sans secousse Sur ce bras de la femme où la mort même est douce, S'endormir dans ce sein qu'il pressait au réveil ! Amour et charité, même nom dont on nomme La pitié du Très-Haut et l'extase de l'homme ! Oui, tu l'as bien compris, peintre aux langues de feu ! La beauté, sous ta main, par un double mystère, Unit ces deux amours du ciel et de la terre. Ah ! gardons l'un pour l'homme, et brûlons l'autre à Dieu.
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Le squelette
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Le squelette Titre : Le squelette Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Jadis et naguère (1884). Deux reîtres saouls, courant les champs, virent parmi La fange d'un fossé profond, une carcasse Humaine dont la faim torve d'un loup fugace Venait de disloquer l'ossature à demi. La tète, intacte, avait un rictus ennemi Qui nous attriste, nous énerve et nous agace. Or, peu mystiques, nos capitaines Fracasse Songèrent (John Falstaff lui-même en eût frémi) Qu'ils avaient bu, que tout vin bu filtre et s'égoutte, Et qu'en outre ce mort avec son chef béant Ne serait pas fâché de boire aussi, sans doute. Mais comme il ne faut pas insulter au Néant, Le squelette s'étant dressé sur son séant Fit signe qu'ils pouvaient continuer leur route.
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À Ulric G
Alfred de Musset (1810-1857)
Poésie : À Ulric G Titre : À Ulric G Poète : Alfred de Musset (1810-1857) Recueil : Premières poésies (1829). Ulric, nul oeil des mers n'a mesuré l'abîme, Ni les hérons plongeurs, ni les vieux matelots. Le soleil vient briser ses rayons sur leur cime, Comme un soldat vaincu brise ses javelots. Ainsi, nul oeil, Ulric, n'a pénétré les ondes De tes douleurs sans borne, ange du ciel tombé. Tu portes dans ta tête et dans ton coeur deux mondes, Quand le soir, près de moi, tu vas triste et courbé. Mais laisse-moi du moins regarder dans ton âme, Comme un enfant craintif se penche sur les eaux ; Toi si plein, front pâli sous des baisers de femme, Moi si jeune, enviant ta blessure et tes maux.
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Les poètes de sept ans
Arthur Rimbaud (1854-1891)
Poésie : Les poètes de sept ans Titre : Les poètes de sept ans Poète : Arthur Rimbaud (1854-1891) Et la Mère, fermant le livre du devoir, S'en allait satisfaite et très fière, sans voir, Dans les yeux bleus et sous le front plein d'éminences, L'âme de son enfant livrée aux répugnances. Tout le jour il suait d'obéissance ; très Intelligent ; pourtant des tics noirs, quelques traits Semblaient prouver en lui d'âcres hypocrisies. Dans l'ombre des couloirs aux tentures moisies, En passant il tirait la langue, les deux poings A l'aine, et dans ses yeux fermés voyait des points. Une porte s'ouvrait sur le soir : à la lampe On le voyait, là-haut, qui râlait sur la rampe, Sous un golfe de jour pendant du toit. L'été Surtout, vaincu, stupide, il était entêté A se renfermer dans la fraîcheur des latrines : Il pensait là, tranquille et livrant ses narines. Quand, lavé des odeurs du jour, le jardinet Derrière la maison, en hiver, s'illunait, Gisant au pied d'un mur, enterré dans la marne Et pour des visions écrasant son oeil darne, Il écoutait grouiller les galeux espaliers. Pitié ! Ces enfants seuls étaient ses familiers Qui, chétifs, fronts nus, oeil déteignant sur la joue, Cachant de maigres doigts jaunes et noirs de boue Sous des habits puant la foire et tout vieillots, Conversaient avec la douceur des idiots ! Et si, l'ayant surpris à des pitiés immondes, Sa mère s'effrayait ; les tendresses, profondes, De l'enfant se jetaient sur cet étonnement. C'était bon. Elle avait le bleu regard, - qui ment ! A sept ans, il faisait des romans, sur la vie Du grand désert, où luit la Liberté ravie, Forêts, soleils, rives, savanes ! - Il s'aidait De journaux illustrés où, rouge, il regardait Des Espagnoles rire et des Italiennes. Quand venait, l'oeil brun, folle, en robes d'indiennes, - Huit ans - la fille des ouvriers d'à côté, La petite brutale, et qu'elle avait sauté, Dans un coin, sur son dos en secouant ses tresses, Et qu'il était sous elle, il lui mordait les fesses, Car elle ne portait jamais de pantalons ; - Et, par elle meurtri des poings et des talons, Remportait les saveurs de sa peau dans sa chambre. Il craignait les blafards dimanches de décembre, Où, pommadé, sur un guéridon d'acajou, Il lisait une Bible à la tranche vert-chou ; Des rêves l'oppressaient chaque nuit dans l'alcôve. Il n'aimait pas Dieu ; mais les hommes, qu'au soir fauve, Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg Où les crieurs, en trois roulements de tambour, Font autour des édits rire et gronder les foules. - Il rêvait la prairie amoureuse, où des houles Lumineuses, parfums sains, pubescences d'or, Font leur remuement calme et prennent leur essor ! Et comme il savourait surtout les sombres choses, Quand, dans la chambre nue aux persiennes closes, Haute et bleue, âcrement prise d'humidité, Il lisait son roman sans cesse médité, Plein de lourds ciels ocreux et de forêts noyées, De fleurs de chair aux bois sidérals déployées, Vertige, écroulements, déroutes et pitié ! - Tandis que se faisait la rumeur du quartier, En bas, - seul, et couché sur des pièces de toile Écrue, et pressentant violemment la voile !
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Limbes
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Limbes Titre : Limbes Poète : Paul Verlaine (1844-1896) L'imagination, reine, Tient ses ailes étendues, Mais la robe qu'elle traîne A des lourdeurs éperdues. Cependant que la Pensée, Papillon, s'envole et vole, Rose et noir clair, élancée Hors de la tête frivole. L'Imagination, sise En son trône, ce fier siège ! Assiste, comme indécise, À tout ce preste manège, Et le papillon fait rage, Monte et descend, plane et vire : On dirait dans un naufrage Des culbutes du navire. La reine pleure de joie Et de peine encore, à cause De son cœur qu'un chaud pleur noie, Et n'entend goutte à la chose. Psyché Deux pourtant se lasse. Son vol est la main plus lente Que cent tours de passe-passe Ont faite toute tremblante. Hélas, voici l'agonie ! Qui s'en fût formé l'idée ? Et tandis que, bon génie Plein d'une douceur lactée, La bestiole céleste S'en vient palpiter à terre, La Folle-du-Logis reste Dans sa gloire solitaire !
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Romance
Gérard de Nerval (1808-1855)
Poésie : Romance Titre : Romance Poète : Gérard de Nerval (1808-1855) Recueil : Poèmes divers. Ah ! sous une feinte allégresse Ne nous cache pas ta douleur ! Tu plais autant par ta tristesse Que par ton sourire enchanteur À travers la vapeur légère L'Aurore ainsi charme les yeux ; Et, belle en sa pâle lumière, La nuit, Phœbé charme les cieux. Qui te voit, muette et pensive, Seule rêver le long du jour, Te prend pour la vierge naïve Qui soupire un premier amour ; Oubliant l'auguste couronne Qui ceint tes superbes cheveux, À ses transports il s'abandonne, Et sent d'amour les premiers feux !
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Toussaint
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Toussaint Titre : Toussaint Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Ces vrais vivants qui sont les saints, Et les vrais morts qui seront nous, C'est notre double fête à tous, Comme la fleur de nos desseins, Comme le drapeau symbolique Que l'ouvrier plante gaîment Au faite neuf du bâtiment, Mais, au lieu de pierre et de brique, C'est de notre chair qu'il s'agit, Et de notre âme en ce nôtre œuvre Qui, narguant la vieille couleuvre, A force de travaux surgit. Notre âme et notre chair domptées Par la truelle et le ciment Du patient renoncement Et des heures dûment comptées. Mais il est des âmes encor, Il est des chairs encore comme En chantier, qu'à tort on dénomme Les morts, puisqu'ils vivent, trésor Au repos, mais que nos prières Seulement peuvent monnayer Pour, l'architecte, l'employer Aux grandes dépenses dernières. Prions, entre les morts, pour maints De la terre et du Purgatoire, Prions de façon méritoire Ceux de là-haut qui sont les saints.
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Le couvercle
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Le couvercle Titre : Le couvercle Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Recueil : Les fleurs du mal (1857). Sonnet. En quelque lieu qu'il aille, ou sur mer ou sur terre, Sous un climat de flamme ou sous un soleil blanc, Serviteur de Jésus, courtisan de Cythère, Mendiant ténébreux ou Crésus rutilant, Citadin, campagnard, vagabond, sédentaire, Que son petit cerveau soit actif ou soit lent, Partout l'homme subit la terreur du mystère, Et ne regarde en haut qu'avec un oeil tremblant. En haut, le Ciel ! ce mur de caveau qui l'étouffe, Plafond illuminé par un opéra bouffe Où chaque histrion foule un sol ensanglanté ; Terreur du libertin, espoir du fol ermite : Le Ciel ! couvercle noir de la grande marmite Où bout l'imperceptible et vaste Humanité.
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L'auberge
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : L'auberge Titre : L'auberge Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Jadis et naguère (1884). Murs blancs, toit rouge, c'est l'Auberge fraîche au bord Du grand chemin poudreux où le pied brûle et saigne, L'Auberge gaie avec le Bonheur pour enseigne. Vin bleu, pain tendre, et pas besoin de passe-port. Ici l'on fume, ici l'on chante, ici l'on dort. L'hôte est un vieux soldat, et l'hôtesse, qui peigne Et lave dix marmots roses et pleins de teigne, Parle d'amour, de joie et d'aise, et n'a pas tort ! La salle au noir plafond de poutres, aux images Violentes, Maleck Adel et les Rois Mages, Vous accueille d'un bon parfum de soupe aux choux. Entendez-vous ? C'est la marmite qu'accompagne L'horloge du tic-tac allègre de son pouls. Et la fenêtre s'ouvre au loin sur la campagne.
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Halte en marchant
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Halte en marchant Titre : Halte en marchant Poète : Victor Hugo (1802-1885) Une brume couvrait l'horizon ; maintenant, Voici le clair midi qui surgit rayonnant ; Le brouillard se dissout en perles sur les branches, Et brille, diamant, au collier des pervenches. Le vent souffle à travers les arbres, sur les toits Du hameau noir cachant ses chaumes dans les bois ; Et l'on voit tressaillir, épars dans les ramées, Le vague arrachement des tremblantes fumées ; Un ruisseau court dans l'herbe, entre deux hauts talus, Sous l'agitation des saules chevelus ; Un orme, un hêtre, anciens du vallon, arbres frères Qui se donnent la main des deux rives contraires, Semblent, sous le ciel bleu, dire : « A la bonne foi ! » L'oiseau chante son chant plein d'amour et d'effroi, Et du frémissement des feuilles et des ailes L'étang luit sous le vol des vertes demoiselles. Un bouge est là, montrant dans la sauge et le thym Un vieux saint souriant parmi des brocs d'étain, Avec tant de rayons et de fleurs sur la berge, Que c'est peut-être un temple ou peut-être une auberge. Que notre bouche ait soif, ou que ce soit le coeur, Gloire au Dieu bon qui tend la coupe au voyageur ! Nous entrons. « Qu'avez-vous ! — Des oeufs frais, de l'eau fraîche. » On croit voir l'humble toit effondré d'une crèche. A la source du pré, qu'abrite un vert rideau, Une enfant blonde alla remplir sa jarre d'eau, Joyeuse et soulevant son jupon de futaine. Pendant qu'elle plongeait sa cruche à la fontaine, L'eau semblait admirer, gazouillant doucement, Cette belle petite aux yeux de firmament. Et moi, près du grand lit drapé de vieilles serges, Pensif, je regardais un Christ battu de verges. Eh ! qu'importe l'outrage aux martyrs éclatants, Affront de tous les lieux, crachat de tous les temps, Vaine clameur d'aveugle, éternelle huée Où la foule toujours s'est follement ruée ! Plus tard, le vagabond flagellé devient Dieu. Ce front noir et saignant semble fait de ciel bleu, Et, dans l'ombre, éclairant palais, temple, masure, Le crucifix blanchit et Jésus-Christ s'azure. La foule un jour suivra vos pas ; allez, saignez, Souffrez, penseurs, des pleurs de vos bourreaux baignés ! Le deuil sacre les saints, les sages, les génies ; La tremblante auréole éclôt aux gémonies, Et, sur ce vil marais, flotte, lueur du ciel, Du cloaque de sang feu follet éternel. Toujours au même but le même sort ramène : Il est, au plus profond de notre histoire humaine, Une sorte de gouffre, où viennent, tour à tour, Tomber tous ceux qui sont de la vie et du jour, Les bons, les purs, les grands, les divins, les célèbres, Flambeaux échevelés au souffle des ténèbres ; Là se sont engloutis les Dantes disparus, Socrate, Scipion, Milton, Thomas Morus, Eschyle, ayant aux mains des palmes frissonnantes. Nuit d'où l'on voit sortir leurs mémoires planantes ! Car ils ne sont complets qu'après qu'ils sont déchus. De l'exil d'Aristide, au bûcher de Jean Huss, Le genre humain pensif — c'est ainsi que nous sommes — Rêve ébloui devant l'abîme des grands hommes. Ils sont, telle est la loi des hauts destins penchant, Tes semblables, soleil ! leur gloire est leur couchant ; Et, fier Niagara dont le flot gronde et lutte, Tes pareils : ce qu'ils ont de plus beau, c'est leur chute. Un de ceux qui liaient Jésus-Christ au poteau, Et qui, sur son dos nu, jetaient un vil manteau, Arracha de ce front tranquille une poignée De cheveux qu'inondait la sueur résignée, Et dit : « Je vais montrer à Caïphe cela ! » Et, crispant son poing noir, cet homme s'en alla. La nuit était venue et la rue était sombre ; L'homme marchait ; soudain, il s'arrêta dans l'ombre, Stupéfait, pâle, et comme en proie aux visions, Frémissant ! — Il avait dans la main des rayons. Forêt de Compiègne, juin 1837.
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À un ami
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : À un ami Titre : À un ami Poète : Victor Hugo (1802-1885) Sur l'effrayante falaise, Mur par la vague entrouvert, Roc sombre où fleurit à l'aise Un charmant petit pré vert, Ami, puisque tu me laisses Ta maison loin des vivants Entre ces deux allégresses, Les grands flots et les grands vents, Salut ! merci ! les fortunes Sont fragiles, et nos temps, Comme l'algue sous les dunes, Sont dans l'abîme, et flottants. Nos âmes sont des nuées Qu'un vent pousse, âpre ou béni, Et qui volent, dénouées, Du côté de l'infini. L'énorme bourrasque humaine, Dont l'étoile est la raison, Prend, quitte, emporte et ramène L'espérance à l'horizon. Cette grande onde inquiète Dont notre siècle est meurtri Écume et gronde, et me jette Parfois mon nom dans un cri. La haine sur moi s'arrête. Ma pensée est dans ce bruit Comme un oiseau de tempête Parmi les oiseaux de nuit. Pendant qu'ici je cultive Ton champ comme tu le veux, Dans maint journal l'invective Grince et me prend aux cheveux. La diatribe m'écharpe ; Je suis âne ou scélérat ; Je suis Pradon pour Laharpe, Et pour de Maistre Marat. Qu'importe ! les coeurs sont ivres. Les temps qui viennent feront Ce qu'ils pourront de mes livres Et de moi ce qu'ils voudront. J'ai pour joie et pour merveille De voir, dans ton pré d'Honfleur, Trembler au poids d'une abeille Un brin de lavande en fleur.
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Le pasteur et le pêcheur
Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Poésie : Le pasteur et le pêcheur Titre : Le pasteur et le pêcheur Poète : Alphonse de Lamartine (1790-1869) C'était l'heure chantante où, plus doux que l'aurore, Le jour en expirant semble sourire encore, Et laisse le zéphyr dormant sous les rameaux En descendre avec l'ombre et flotter sur les eaux ; La cloche dans la tour, lentement ébranlée, Roulait ses longs soupirs de vallée en vallée, Comme une voix du soir qui, mourant sur les flots, Rappelle avant la nuit la nature au repos. Les villageois, épars autour de leurs chaumières, Cadençaient à ses sons leurs rustiques prières, Rallumaient en chantant la flamme des foyers, Suspendaient les filets aux troncs des peupliers, Ou, déliant le joug de leurs taureaux superbes, Répandaient devant eux l'or savoureux des gerbes ; Puis, assis en silence au seuil de leurs séjours, Attendaient le sommeil, ce doux prix de leurs jours. Deux enfants du hameau, l'un pasteur du bocage, L'autre jeune pêcheur de l'orageuse plage, Consacrant à l'amour l'heure oisive du soir, A l'ombre du même arbre étaient venus s'asseoir ; Là, pour goûter le frais au pied du sycomore, Chacun avait conduit la vierge qu'il adore : Néaere et Naela, deux jeunes sœurs, deux lis Que sur la même tige un seul souffle a cueillis. Les deux amants, couchés aux genoux des bergères, Les regardaient tresser les tiges des fougères. Un tertre de gazon, d'anémones semé, Étendait sous la pente un tapis parfumé ; La mer le caressait de ses vagues plaintives ; Douze chênes, courbant leurs vieux troncs sur ses rives, Ne laissaient sous leurs feuilles entrevoir qu'à demi Le bleu du firmament dans son flot endormi. Un arbre dont la vigne enlaçait le feuillage Leur versait la fraîcheur de son mobile ombrage ; Et non loin derrière eux, dans un champ déjà mûr, Où le pampre et l'érable entrelaçaient leur mur, Ils entendaient le bruit de la brise inégale Tomber, se relever, gémir par intervalle, Et, ranimant les airs par le jour assoupis, Glisser en bruissant entre l'or des épis. Ils disputaient entre eux des doux soins de leur vie ; Chacun trouvait son sort le plus digne d'envie : L'humble berger vantait les doux soins des troupeaux, Le pêcheur sa nacelle et le charme des eaux ; Quand un vieillard leur dit avec un doux sourire : - Chantez ce que les champs ou l'onde vous inspire ! Chantez ! Celui des deux dont la touchante voix Saura mieux faire aimer les vagues ou les bois, Des mais de la maîtresse à qui sa voix est chère Recevra le doux prix de ses accords: Néaere, Offrant à son amant le prix des moissonneurs, A sa dernière gerbe attachera des fleurs ; Et Naela, tressant les roses qu'elle noue, De l'esquif du pêcheur couronnera la proue, Et son mât tout le jour, aux yeux des matelots, De ses bouquets flottants parfumera les flots. Ainsi dit le vieillard. On consent en silence : Le beau pêcheur médite, et le pasteur commence. LE PASTEUR. Quand l'astre du printemps, au berceau d'un jour pur, Lève à moitié son front dans la changeant azur ; Quand l'aurore, exhalant sa matinale haleine, Épand les doux parfums dont la vallée est pleine, Et, faisant incliner le calice des fleurs, De la nuit sur les prés laisse épancher les pleurs, Alors que du matin la vive messagère, L'alouette, quittant son lit dans la fougère, Et modulant des airs gais comme le réveil, Monte, plane et gazouille au-devant du soleil : Saisissant mes taureaux par leur corne glissante, Je courbe sous le joug leur tête mugissante, Par des nœuds douze fois sur leurs fronts redoublés, J'attache au bois polis leurs membres accouplés ; L'anneau brillant d'acier au timon les enchaîne, J'entrelace à leur joug de longs festons de chêne, Dont la feuille mobile et les flottants rameaux De l'ardeur du midi protègent leurs naseaux.
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Harmonie du soir
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Harmonie du soir Titre : Harmonie du soir Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Voici venir les temps où vibrant sur sa tige Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ; Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ; Valse mélancolique et langoureux vertige ! Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ; Le violon frémit comme un coeur qu'on afflige ; Valse mélancolique et langoureux vertige ! Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir. Le violon frémit comme un coeur qu'on afflige, Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir ! Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ; Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige. Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir, Du passé lumineux recueille tout vestige ! Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige... Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !
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Danse macabre
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Danse macabre Titre : Danse macabre Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) À Ernest Christophe. Fière, autant qu'un vivant, de sa noble stature, Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants, Elle a la nonchalance et la désinvolture D'une coquette maigre aux airs extravagants. Vit-on jamais au bal une taille plus mince ? Sa robe exagérée, en sa royale ampleur, S'écroule abondamment sur un pied sec que pince Un soulier pomponné, joli comme une fleur. La ruche qui se joue au bord des clavicules, Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher, Défend pudiquement des lazzi ridicules Les funèbres appas qu'elle tient à cacher. Ses yeux profonds sont faits de vide et de ténèbres, Et son crâne, de fleurs artistement coiffé, Oscille mollement sur ses frêles vertèbres. Ô charme d'un néant follement attifé. Aucuns t'appelleront une caricature, Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair, L'élégance sans nom de l'humaine armature. Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher ! Viens-tu troubler, avec ta puissante grimace, La fête de la Vie ? ou quelque vieux désir, Éperonnant encor ta vivante carcasse, Te pousse-t-il, crédule, au sabbat du Plaisir ? Au chant des violons, aux flammes des bougies, Espères-tu chasser ton cauchemar moqueur, Et viens-tu demander au torrent des orgies De rafraîchir l'enfer allumé dans ton coeur ? Inépuisable puits de sottise et de fautes ! De l'antique douleur éternel alambic ! A travers le treillis recourbé de tes côtes Je vois, errant encor, l'insatiable aspic. Pour dire vrai, je crains que ta coquetterie Ne trouve pas un prix digne de ses efforts ; Qui, de ces coeurs mortels, entend la raillerie ? Les charmes de l'horreur n'enivrent que les forts ! Le gouffre de tes yeux, plein d'horribles pensées, Exhale le vertige, et les danseurs prudents Ne contempleront pas sans d'amères nausées Le sourire éternel de tes trente-deux dents. Pourtant, qui n'a serré dans ses bras un squelette, Et qui ne s'est nourri des choses du tombeau ? Qu'importe le parfum, l'habit ou la toilette ? Qui fait le dégoûté montre qu'il se croit beau. Bayadère sans nez, irrésistible gouge, Dis donc à ces danseurs qui font les offusqués : " Fiers mignons, malgré l'art des poudres et du rouge, Vous sentez tous la mort ! Ô squelettes musqués, Antinoüs flétris, dandys, à face glabre, Cadavres vernissés, lovelaces chenus, Le branle universel de la danse macabre Vous entraîne en des lieux qui ne sont pas connus ! Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange, Le troupeau mortel saute et se pâme, sans voir Dans un trou du plafond la trompette de l'Ange Sinistrement béante ainsi qu'un tromblon noir. En tout climat, sous tout soleil, la Mort t'admire En tes contorsions, risible Humanité, Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe, Mêle son ironie à ton insanité ! "
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Quand je pense à ce jour, où je la vey si belle
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Quand je pense à ce jour, où je la vey si belle Titre : Quand je pense à ce jour, où je la vey si belle Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Le second livre des Amours (1556). Quand je pense à ce jour, où je la vey si belle Toute flamber d'amour, d'honneur et de vertu, Le regret, comme un trait mortellement pointu, Me traverse le coeur d'une playe eternelle. Alors que j'esperois la bonne grace d'elle, L'Amour a mon espoir que la Mort combattu : La Mort a mon espoir d'un cercueil revestu, Dont j'esperois la paix de ma longue querelle. Amour tu es enfant inconstant et leger. Monde, tu es trompeur, pipeur et mensonger, Decevant d'un chacun l'attente et le courage. Malheureux qui se fie en l'Amour et en toy : Tous deux comme la Mer vous n'avez point de foy, L'un fin, l'autre parjure, et l'autre oiseau volage.
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Elle avait pris ce pli
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Elle avait pris ce pli Titre : Elle avait pris ce pli Poète : Victor Hugo (1802-1885) Elle avait pris ce pli dans son âge enfantin De venir dans ma chambre un peu chaque matin ; Je l'attendais ainsi qu'un rayon qu'on espère ; Elle entrait, et disait : Bonjour, mon petit père ; Prenait ma plume, ouvrait mes livres, s'asseyait Sur mon lit, dérangeait mes papiers, et riait, Puis soudain s'en allait comme un oiseau qui passe. Alors, je reprenais, la tête un peu moins lasse, Mon oeuvre interrompue, et, tout en écrivant, Parmi mes manuscrits je rencontrais souvent Quelque arabesque folle et qu'elle avait tracée, Et mainte page blanche entre ses mains froissée Où, je ne sais comment, venaient mes plus doux vers. Elle aimait Dieu, les fleurs, les astres, les prés verts, Et c'était un esprit avant d'être une femme. Son regard reflétait la clarté de son âme. Elle me consultait sur tout à tous moments. Oh ! que de soirs d'hiver radieux et charmants Passés à raisonner langue, histoire et grammaire, Mes quatre enfants groupés sur mes genoux, leur mère Tout près, quelques amis causant au coin du feu ! J'appelais cette vie être content de peu ! Et dire qu'elle est morte ! Hélas ! que Dieu m'assiste ! Je n'étais jamais gai quand je la sentais triste ; J'étais morne au milieu du bal le plus joyeux Si j'avais, en partant, vu quelque ombre en ses yeux.
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J'ai presque peur, en vérité
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : J'ai presque peur, en vérité Titre : J'ai presque peur, en vérité Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : La bonne chanson (1872). J'ai presque peur, en vérité, Tant je sens ma vie enlacée À la radieuse pensée Qui m'a pris l'âme l'autre été, Tant votre image, à jamais chère, Habite en ce coeur tout à vous, Mon cœur uniquement jaloux De vous aimer et de vous plaire ; Et je tremble, pardonnez-moi D'aussi franchement vous le dire, À penser qu'un mot, un sourire De vous est désormais ma loi, Et qu'il vous suffirait d'un geste. D'une parole ou d'un clin d'oeil, Pour mettre tout mon être en deuil De son illusion céleste. Mais plutôt je ne veux vous voir, L'avenir dût-il m'être sombre Et fécond en peines sans nombre, Qu'à travers un immense espoir, Plongé dans ce bonheur suprême De me dire encore et toujours, En dépit des mornes retours, Que je vous aime, que je t'aime !
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Elle prend un miroir
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Elle prend un miroir Titre : Elle prend un miroir Poète : Victor Hugo (1802-1885) Elle prend un miroir, s'y regarde, le jette avec horreur, souffle Son flambeau, et tombe à genoux auprès de son lit. Oh ! je suis monstrueuse et les autres sont belles ! Cette bosse ! ô mon Dieu !... Elle cache son visage dans ses mains et laisse tomber sa tête sur le lit. Elle s'endort. UNE VOIX. C'est là que sont tes ailes ! La chambre s'emplit d'une lumière vague. - Elle dort toujours. Au fond une forme ailée apparaît dans un nimbe de rayons. Écoute-moi : je suis ton fiancé des cieux. Tu portes sur ton dos le sac mystérieux, Tu portes sur ton dos l'oeuf divin de la tombe ; Sous ce poids bienheureux ton corps chancelle et tombe, Et le regard humain a cette infirmité De voir dans ta splendeur une difformité. Ta gloire dans le ciel est ton fardeau sur terre. Tu pleures. Mais pour nous, les voyants du mystère, Qui savons ce que Dieu met dans l'humanité, De ton épaule sombre il sort une clarté. Etre qui fais pitié même aux prostituées, Ô femme en proie au rire, à l'affront, aux huées, Sur qui semble à jamais s'être accroupi Smarra, A ta mort ton épaule informe s'ouvrira, Car la chair s'ouvre alors pour laisser passer l'âme, Ô femme, et l'on verra de cette bosse infâme, Moquée et vile, horrible à tout être vivant, Sortir deux ailes d'ange immenses, que le vent Gonflera dans les cieux comme il gonfle des voiles, Et qui se déploieront toutes pleines d'étoiles ! Oui, Lise, écoute-moi. Nous autres nous voyons L'ange à travers le monstre, et je vois tes rayons ! Du songe où ta laideur rampe, se cache et pleure, Oui, de ce songe affreux que tu fais à cette heure, Tu t'éveilleras belle au-delà de tes voeux ! Tu flotteras, voilée avec tes longs cheveux Et dans la nudité céleste de la tombe, Et tu resteras femme en devenant colombe. Tu percevras, dans l'ombre et dans l'immensité, Un sombre hymne d'amour montant vers ta beauté ; Les hommes à leur tour te paraîtront difformes ; Tu verras sur leurs dos leurs fautes, poids énormes ; Les fleurs éclaireront ton corps divin et beau, Car leur parfum devient clarté dans le tombeau ; Les astres t'offriront leur rose épanouie. Tu prendras pour miroir, de toi-même éblouie, Ce grand ciel qui te semble aujourd'hui plein de deuil ; Ailée et frissonnante au bord de ton cercueil, Comme l'oiseau qui tremble au penchant des ravines, Tu sentiras frémir dans les brises divines Ton corps fait de splendeur ; ton sein blanc, ton front pur, Et tu t'envoleras dans le profond azur ! Le 8 mars 1854.
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Sonnet au lecteur
Alfred de Musset (1810-1857)
Poésie : Sonnet au lecteur Titre : Sonnet au lecteur Poète : Alfred de Musset (1810-1857) Recueil : Poésies nouvelles (1850). Jusqu'à présent, lecteur, suivant l'antique usage, Je te disais bonjour à la première page. Mon livre, cette fois, se ferme moins gaiement ; En vérité, ce siècle est un mauvais moment. Tout s'en va, les plaisirs et les moeurs d'un autre âge, Les rois, les dieux vaincus, le hasard triomphant, Rosafinde et Suzon qui me trouvent trop sage, Lamartine vieilli qui me traite en enfant. La politique, hélas ! voilà notre misère. Mes meilleurs ennemis me conseillent d'en faire. Être rouge ce soir, blanc demain, ma foi, non. Je veux, quand on m'a lu, qu'on puisse me relire. Si deux noms, par hasard, s'embrouillent sur ma lyre, Ce ne sera jamais que Ninette ou Ninon.
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À une fleur
Alfred de Musset (1810-1857)
Poésie : À une fleur Titre : À une fleur Poète : Alfred de Musset (1810-1857) Que me veux-tu, chère fleurette, Aimable et charmant souvenir ? Demi-morte et demi-coquette, Jusqu'à moi qui te fait venir ? Sous ce cachet enveloppée, Tu viens de faire un long chemin. Qu'as-tu vu ? que t'a dit la main Qui sur le buisson t'a coupée ? N'es-tu qu'une herbe desséchée Qui vient achever de mourir ? Ou ton sein, prêt à refleurir, Renferme-t-il une pensée ? Ta fleur, hélas ! a la blancheur De la désolante innocence ; Mais de la craintive espérance Ta feuille porte la couleur. As-tu pour moi quelque message ? Tu peux parler, je suis discret. Ta verdure est-elle un secret ? Ton parfum est-il un langage ? S'il en est ainsi, parle bas, Mystérieuse messagère ; S'il n'en est rien, ne réponds pas ; Dors sur mon coeur, fraîche et légère. Je connais trop bien cette main, Pleine de grâce et de caprice, Qui d'un brin de fil souple et fin A noué ton pâle calice. Cette main-là, petite fleur, Ni Phidias ni Praxitèle N'en auraient pu trouver la soeur Qu'en prenant Vénus pour modèle. Elle est blanche, elle est douce et belle, Franche, dit-on, et plus encor ; A qui saurait s'emparer d'elle Elle peut ouvrir un trésor. Mais elle est sage, elle est sévère ; Quelque mal pourrait m'arriver. Fleurette, craignons sa colère. Ne dis rien, laisse-moi rêver.
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David, le marbre est saint
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : David, le marbre est saint Titre : David, le marbre est saint Poète : Victor Hugo (1802-1885) David, le marbre est saint, le bronze est vénérable. Sous le bois, où grandit le tilleul et l'érable, Où le chêne tressaille, où les germes vivants, Comme une bouche ouverts, boivent l'onde et les vents, Sous le fleuve moiré qui, roulant ses eaux vives, Décompose en ses flots les ombres de ses rives, Sous le mont colossal, sous l'énorme plateau Que Jéhovah tailla de son divin marteau, Sous les vallons charmants, sous la fraîche prairie, Ce globe laisse voir à notre rêverie Et cache en même temps à nos yeux trop charnels Des métaux glorieux, des granits éternels Veinés de noirs filons et de zébrures blanches Comme le sol marbré par les ombres des branches, Blocs où filtre la sève, où l'eau monte et descend, Que le fleuve connaît, que la montagne sent, Et que l'âpre forêt sous sa racine austère Presse et fait sourdement remuer dans la terre ! Car la chose aime l'être et tout dans tout se fond. Un esprit bienveillant, intelligent, profond, Circule dans les. champs, dans l'air, dans l'eau sonore ; Et la création sait ce que l'homme ignore !
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La fleur qui fait le printemps
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : La fleur qui fait le printemps Titre : La fleur qui fait le printemps Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Les marronniers de la terrasse Vont bientôt fleurir, à Saint-Jean, La villa d'où la vue embrasse Tant de monts bleus coiffés d'argent. La feuille, hier encor pliée Dans son étroit corset d'hiver, Met sur la branche déliée Les premières touches de vert. Mais en vain le soleil excite La sève des rameaux trop lents ; La fleur retardataire hésite A faire voir ses thyrses blancs. Pourtant le pêcher est tout rose, Comme un désir de la pudeur, Et le pommier, que l'aube arrose, S'épanouit dans sa candeur. La véronique s'aventure Près des boutons d'or dans les prés, Les caresses de la nature Hâtent les germes rassurés. Il me faut retourner encore Au cercle d'enfer où je vis ; Marronniers, pressez-vous d'éclore Et d'éblouir mes yeux ravis. Vous pouvez sortir pour la fête Vos girandoles sans péril, Un ciel bleu luit sur votre faîte Et déjà mai talonne avril. Par pitié, donnez cette joie Au poète dans ses douleurs, Qu'avant de s'en aller, il voie Vos feux d'artifice de fleurs. Grands marronniers de la terrasse, Si fiers de vos splendeurs d'été, Montrez-vous à moi dans la grâce Qui précède votre beauté. Je connais vos riches livrées, Quand octobre, ouvrant son essor, Vous met des tuniques pourprées, Vous pose des couronnes d'or. Je vous ai vus, blanches ramées, Pareils aux dessins que le froid Aux vitres d'argent étamées Trace, la nuit, avec son doigt. Je sais tous vos aspects superbes, Arbres géants, vieux marronniers, Mais j'ignore vos fraîches gerbes Et vos arômes printaniers. Adieu, je pars lassé d'attendre ; Gardez vos bouquets éclatants ! Une autre fleur suave et tendre, Seule à mes yeux fait le printemps. Que mai remporte sa corbeille ! Il me suffit de cette fleur ; Toujours pour l'âme et pour l'abeille Elle a du miel pur dans le coeur. Par le ciel d'azur ou de brume Par la chaude ou froide saison, Elle sourit, charme et parfume, Violette de la maison !
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Inde Irae
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Inde Irae Titre : Inde Irae Poète : Victor Hugo (1802-1885) Tout frissonnant d'amour, d'extases, de splendeurs, L'hymne universel chante au fond des profondeurs Avec toutes les fleurs et toutes les étoiles ; Il chante Dieu rêvant sous les flamboyants voiles ; Il chante ; il est superbe, éclatant, triomphant, Doux comme un nid d'oiseau dans la main d'un enfant ; Il enivre l'azur, il éblouit l'espace ; Il adore et bénit. Tout à coup Satan passe, L'être immonde qui cherche à tout prostituer, Et l'hymne en le voyant se met à le huer. Il le lapide avec sa joie interrompue ; Ce qui bénissait mord ; ce qui louait conspue ; Le tonnerre indigné gronde dans l'hosanna ; Le pilori se dresse au sommet du Sina ; Chaque strophe du chant de gloire et d'harmonie Prend forme, se fait homme, est prophète, est génie, Et devient le bourreau splendide du méchant. De là naît Isaïe, âme à double tranchant, De là naissent les grands vengeurs, les rêveurs fauves, Les pâles Juvénals, terreur des Césars chauves, Et ce Dante effrayant devant qui tout s'enfuit, Fait d'une ombre qu'on sent de marbre dans la nuit. Le 12 mars 1855.
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J'aime le souvenir de ces époques nues
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : J'aime le souvenir de ces époques nues Titre : J'aime le souvenir de ces époques nues Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) J'aime le souvenir de ces époques nues, Dont Phoebus se plaisait à dorer les statues. Alors l'homme et la femme en leur agilité Jouissaient sans mensonge et sans anxiété, Et, le ciel amoureux leur caressant l'échine, Exerçaient la santé de leur noble machine. Cybèle alors, fertile en produits généreux, Ne trouvait point ses fils un poids trop onéreux, Mais, louve au coeur gonflé de tendresses communes, Abreuvait l'univers à ses tétines brunes. L'homme, élégant, robuste et fort, avait le droit D'être fier des beautés qui le nommaient leur roi ; Fruits purs de tout outrage et vierges de gerçures, Dont la chair lisse et ferme appelait les morsures ! Le Poète aujourd'hui, quand il veut concevoir Ces natives grandeurs, aux lieux où se font voir La nudité de l'homme et celle de la femme, Sent un froid ténébreux envelopper son âme Devant ce noir tableau plein d'épouvantement. Ô monstruosités pleurant leur vêtement ! Ô ridicules troncs ! torses dignes des masques ! Ô pauvres corps tordus, maigres, ventrus ou flasques, Que le dieu de l'Utile, implacable et serein, Enfants, emmaillota dans ses langes d'airain ! Et vous, femmes, hélas ! pâles comme des cierges, Que ronge et que nourrit la débauche, et vous, vierges, Du vice maternel traînant l'hérédité Et toutes les hideurs de la fécondité ! Nous avons, il est vrai, nations corrompues, Aux peuples anciens des beautés inconnues : Des visages rongés par les chancres du coeur, Et comme qui dirait des beautés de langueur ; Mais ces inventions de nos muses tardives N'empêcheront jamais les races maladives De rendre à la jeunesse un hommage profonde, - A la sainte jeunesse, à l'air simple, au doux front, A l'oeil limpide et clair ainsi qu'une eau courante, Et qui va répandant sur tout, insouciante Comme l'azur du ciel, les oiseaux et les fleurs, Ses parfums, ses chansons et ses douces chaleurs !
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Prière de l'indigent
Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Poésie : Prière de l'indigent Titre : Prière de l'indigent Poète : Alphonse de Lamartine (1790-1869) Recueil : Troisièmes méditations poétiques (1849). Ô toi dont l'oreille s'incline Au nid du pauvre passereau, Au brin d'herbe de la colline Qui soupire après un peu d'eau ; Providence qui les console, Toi qui sais de quelle humble main S'échappe la secrète obole Dont le pauvre achète son pain ; Toi qui tiens dans ta main diverse L'abondance et la nudité, Afin que de leur doux commerce Naissent justice et charité ; Charge-toi seule, ô Providence, De connaître nos bienfaiteurs, Et de puiser leur récompense Dans les trésors de tes faveurs ! Notre cœur, qui pour eux t'implore, À l'ignorance est condamné ; Car toujours leur main gauche ignore Ce que leur main droite a donné.
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Approchez-vous. Ceci, c'est le tas des dévots
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Approchez-vous. Ceci, c'est le tas des dévots Titre : Approchez-vous. Ceci, c'est le tas des dévots Poète : Victor Hugo (1802-1885) Approchez-vous. Ceci, c'est le tas des dévots. Cela hurle en grinçant un benedicat vos ; C'est laid, c'est vieux, c'est noir. Cela fait des gazettes. Pères fouetteurs du siècle, à grands coups de garcettes. Ils nous mènent au ciel. Ils font, blêmes grimauds, De l'âme et de Jésus des querelles de mots Comme à Byzance au temps des Jeans et des Eudoxes. Méfions-nous ; ce sont des gredins orthodoxes. Ils auraient fait pousser des cris à Juvénal. La douairière aux yeux gris s'ébat sur leur journal Comme sur les marais la grue et la bécasse. Ils citent Poquelin, Pascal, Rousseau, Boccace, Voltaire, Diderot, l'aigle au vol inégal, Devant l'official et le théologal. L'esprit étant gênant, ces saints le congédient. Ils mettent Escobar sous bande et l'expédient Aux bedeaux rayonnants, pour quatre francs par mois. Avec le vieux savon des jésuites sournois Ils lavent notre époque incrédule et pensive, Et le bûcher fournit sa cendre à leur lessive. Leur gazette, où les mots de venin sont verdis, Est la seule qui soit reçue au paradis. Ils sont, là, tout-puissants ; et tandis que leur bande Prêche ici-bas la dîme et défend la prébende, Ils font chez Jéhovah la pluie et le beau temps. L'ange au glaive de feu leur ouvre à deux battants La porte bienheureuse, effrayante et vermeille ; Tous les matins, à l'heure où l'oiseau se réveille, Quand l'aube, se dressant au bord du ciel profond, Rougit en regardant ce que les hommes font Et que des pleurs de honte emplissent sa paupière, Gais, ils grimpent là-haut, et, cognant chez saint-Pierre, Jettent à ce portier leur journal impudent. Ils écrivent à Dieu comme à leur intendant, Critiquant, gourmandant, et lui demandant compte Des révolutions, des vents, du flot qui monte, De l'astre au pur regard qu'ils voudraient voir loucher, De ce qu'il fait tourner notre terre et marcher Notre esprit, et, d'un timbre ornant l'eucharistie, Ils cachettent leur lettre immonde avec l'hostie. Jamais marquis. voyant son carrosse broncher, N'a plus superbement tutoyé son cocher ; Si bien que, ne sachant comment mener le monde, Ce pauvre vieux bon Dieu, sur qui leur foudre gronde, Tremblant, cherchant un trou dans ses cieux éclatants, Ne sait où se fourrer quand ils sont mécontents. Ils ont supprimé Rome ; ils auraient détruit Sparte. Ces drôles sont charmés de monsieur Bonaparte.
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L'Etrangère
Louis Aragon (1897-1982)
Poésie : L'Etrangère Titre : L'Etrangère Poète : Louis Aragon (1897-1982) Il existe près des écluses Un bas quartier de bohémiens Dont la belle jeunesse s'use À démêler le tien du mien En bande on s'y rend en voiture, Ordinairement au mois d'août, Ils disent la bonne aventure Pour des piments et du vin doux. On passe la nuit claire à boire On danse en frappant dans ses mains, On n'a pas le temps de le croire Il fait grand jour et c'est demain. On revient d'une seule traite Gais, sans un sou, vaguement gris, Avec des fleurs plein les charrettes Son destin dans la paume écrit. J'ai pris la main d'une éphémère Qui m'a suivi dans ma maison Elle avait des yeux d'outremer Elle en montrait la déraison. Elle avait la marche légère Et de longues jambes de faon, J'aimais déjà les étrangères Quand j'étais un petit enfant ! Celle-ci parla vite vite De l'odeur des magnolias, Sa robe tomba tout de suite Quand ma hâte la délia. En ce temps-là, j'étais crédule Un mot m'était promission, Et je prenais les campanules Pour des fleurs de la passion. À chaque fois tout recommence Toute musique me saisit, Et la plus banale romance M'est éternelle poésie Nous avions joué de notre âme Un long jour, une courte nuit, Puis au matin : "Bonsoir madame" L'amour s'achève avec la pluie.
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L'aurore s'allume
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : L'aurore s'allume Titre : L'aurore s'allume Poète : Victor Hugo (1802-1885) I. L'aurore s'allume ; L'ombre épaisse fuit ; Le rêve et la brume Vont où va la nuit ; Paupières et roses S'ouvrent demi-closes ; Du réveil des choses On entend le bruit. Tout chante et murmure, Tout parle à la fois, Fumée et verdure, Les nids et les toits ; Le vent parle aux chênes, L'eau parle aux fontaines ; Toutes les haleines Deviennent des voix ! Tout reprend son âme, L'enfant son hochet, Le foyer sa flamme, Le luth son archet ; Folie ou démence, Dans le monde immense, Chacun recommence Ce qu'il ébauchait. Qu'on pense ou qu'on aime, Sans cesse agité, Vers un but suprême, Tout vole emporté ; L'esquif cherche un môle, L'abeille un vieux saule, La boussole un pôle, Moi la vérité. II. Vérité profonde ! Granit éprouvé Qu'au fond de toute onde Mon ancre a trouvé ! De ce monde sombre, Où passent dans l'ombre Des songes sans nombre, Plafond et pavé ! Vérité, beau fleuve Que rien ne tarit ! Source où tout s'abreuve, Tige où tout fleurit ! Lampe que Dieu pose Près de toute cause ! Clarté que la chose Envoie à l'esprit ! Arbre à rude écorce, Chêne au vaste front, Que selon sa force L'homme ploie ou rompt, D'où l'ombre s'épanche, Où chacun se penche, L'un sur une branche, L'autre sur le tronc ! Mont d'où tout ruisselle ! Gouffre où tout s'en va ! Sublime étincelle Que fait Jéhova ! Rayon qu'on blasphème ! Œil calme et suprême Qu'au front de Dieu même L'homme un jour creva ! III. Ô terre ! ô merveilles Dont l'éclat joyeux Emplit nos oreilles, Eblouit nos yeux ! Bords où meurt la vague, Bois qu'un souffle élague, De l'horizon vague Plis mystérieux ! Azur dont se voile L'eau du gouffre amer, Quand, laissant ma voile Fuir au gré de l'air, Penché sur la lame, J'écoute avec l'âme Cet épithalame Que chante la mer ! Azur non moins tendre Du ciel qui sourit Quand, tâchant d'entendre Ce que dit l'esprit, Je cherche, ô nature, La parole obscure Que le vent murmure, Que l'étoile écrit ! Création pure ! Etre universel ! Océan, ceinture De tout sous le ciel ! Astres que fait naître Le souffle du maître, Fleurs où Dieu peut-être Cueille quelque miel ! Ô champs, ô feuillages ! Monde fraternel Clocher des villages Humble et solennel ! Mont qui portes l'aire ! Aube fraîche et claire, Sourire éphémère De l'astre éternel ! N'êtes-vous qu'un livre, Sans fin ni milieu, Où chacun pour vivre Cherche à lire un peu ! Phrase si profonde Qu'en vain on la sonde ! L'œil y voit un monde, L'âme y trouve un Dieu ! Beau livre qu'achèvent Les cœurs ingénus, Où les penseurs rêvent Des sens inconnus, Où ceux que Dieu charge D'un front vaste et large Ecrivent en marge : Nous sommes venus ! Saint livre où la voile Qui flotte en tous lieux, Saint livre où l'étoile Qui rayonne aux yeux, Ne trace, ô mystère ! Qu'un nom solitaire, Qu'un nom sur la terre, Qu'un nom dans les cieux ! Livre salutaire Où le cœur s'emplit ! Où tout sage austère Travaille et pâlit ! Dont le sens rebelle Parfois se révèle ! Pythagore épèle Et Moïse lit ! Décembre 1834.
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À un riche
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : À un riche Titre : À un riche Poète : Victor Hugo (1802-1885) Jeune homme ! je te plains ; et cependant j'admire Ton grand parc enchanté qui semble nous sourire, Qui fait, vu de ton seuil, le tour de l'horizon, Grave ou joyeux suivant le jour et la saison, Coupé d'herbe et d'eau vive, et remplissant huit lieues De ses vagues massifs et de ses ombres bleues. J'admire ton domaine, et pourtant je te plains ! Car dans ces bois touffus de tant de grandeur pleins, Où le printemps épanche un faste sans mesure, Quelle plus misérable et plus pauvre masure Qu'un homme usé, flétri, mort pour l'illusion, Riche et sans volupté, jeune et sans passion, Dont le coeur délabré, dans ses recoins livides, N'a plus qu'un triste amas d'anciennes coupes vides, Vases brisés qui n'ont rien gardé que l'ennui, Et d'où l'amour, la joie et la candeur ont fui ! Oui, tu me fais pitié, toi qui crois faire envie ! Ce splendide séjour sur ton coeur, sur ta vie, Jette une ombre ironique, et rit en écrasant Ton front terne et chétif d'un cadre éblouissant. Dis-moi, crois-tu, vraiment posséder ce royaume D'ombre et de fleurs, où l'arbre arrondi comme un dôme, L'étang, lame d'argent que le couchant fait d'or, L'allée entrant au bois comme un noir corridor, Et là, sur la forêt, ce mont qu'une tour garde, Font un groupe si beau pour l'âme qui regarde ! Lieu sacré pour qui sait dans l'immense univers, Dans les prés, dans les eaux et dans les vallons verts, Retrouver les profils de la face éternelle Dont le visage humain n'est qu'une ombre charnelle ! Que fais-tu donc ici ? Jamais on ne te voit, Quand le matin blanchit l'angle ardoisé du toit, Sortir, songer, cueillir la fleur, coupe irisée Que la plante à l'oiseau tend pleine de rosée, Et parfois t'arrêter, laissant pendre à ta main Un livre interrompu, debout sur le chemin, Quand le bruit du vent coupe en strophes incertaines Cette longue chanson qui coule des fontaines. Jamais tu n'as suivi de sommets en sommets La ligne des coteaux qui fait rêve ; jamais Tu n'as joui de voir, sur l'eau qui reflète, Quelque saule noueux tordu comme un athlète. Jamais, sévère esprit au mystère attaché, Tu n'as questionné le vieux orme penché Qui regarde à ses pieds toute la pleine vivre Comme un sage qui rêve attentif à son livre. L'été, lorsque le jour est par midi frappé, Lorsque la lassitude a tout enveloppé, A l'heure où l'andalouse et l'oiseau font la sieste, Jamais le faon peureux, tapi dans l'antre agreste, Ne te vois, à pas lents, loin de l'homme importun, Grave, et comme ayant peur de réveiller quelqu'un, Errer dans les forêts ténébreuses et douces Où le silence dort sur le velours des mousses. Que te fais tout cela ? Les nuages des cieux, La verdure et l'azur sont l'ennui de tes yeux. Tu n'est pas de ces fous qui vont, et qui s'en vantent, Tendant partout l'oreille aux voix qui partout chantent, Rendant au Seigneur d'avoir fait le printemps, Qui ramasse un nid, ou contemple longtemps Quelque noir champignon, monstre étrange de l'herbe. Toi, comme un sac d'argent, tu vois passer la gerbe. Ta futaie, en avril, sous ses bras plus nombreux A l'air de réclamer bien des pas amoureux, Bien des coeurs soupirants, bien des têtes pensives ; Toi qui jouis aussi sous ses branches massives, Tu songes, calculant le taillis qui s'accroît, Que Paris, ce vieillard qui, l'hiver, a si froid, Attend, sous ses vieux quais percés de rampes neuves, Ces longs serpents de bois qui descendent les fleuves ! Ton regard voit, tandis que ton oeil flotte au loin, Les blés d'or en farine et la prairie en foin ; Pour toi le laboureur est un rustre qu'on paie ; Pour toi toute fumée ondulant, noire ou gaie, Sur le clair paysage, est un foyer impur Où l'on cuit quelque viande à l'angle d'un vieux mur. Quand le soir tend le ciel de ses moires ardentes Au dos d'un fort cheval assis, jambes pendantes, Quand les bouviers hâlés, de leur bras vigoureux Pique tes boeufs géants qui par le chemin creux Se hâtent pêle-mêle et s'en vont à la crèche, Toi, devant ce tableau tu rêves à la brèche Qu'il faudra réparer, en vendant tes silos, Dans ta rente qui tremble aux pas de don Carlos ! Au crépuscule, après un long jour monotone, Tu t'enfermes chez toi. Les tièdes nuits d'automne Versent leur chaste haleine aux coteaux veloutés. Tu n'en sais rien. D'ailleurs, qu'importe ! A tes côtés, Belles, leur bruns cheveux appliqués sur les tempes, Fronts roses empourprés par le reflet des lampes, Des femmes aux yeux purs sont assises, formant Un cercle frais qui borde et cause doucement ; Toutes, dans leurs discours où rien n'ose apparaître, Cachant leurs voeux, leur âmes et leur coeur que peut-être Embaume un vague amour, fleur qu'on ne cueille pas, Parfum qu'on sentirait en se baissant tout bas. Tu n'en sais rien. Tu fais, parmi ces élégies, Tomber ton froid sourire, où, sous quatre bougies, D'autres hommes et toi, dans un coin attablés Autour d'un tapis vert, bruyants, vous querellez Les caprices du whist, du brelan ou de l'hombre. La fenêtre est pourtant pleine de lune et d'ombre ! Ô risible insensé ! vraiment, je te le dis, Cette terre, ces prés, ces vallons arrondis, Nids de feuilles et d'herbe où jasent les villages, Ces blés où les moineaux ont leurs joyeux pillages, Ces champs qui, l'hiver même, ont d'austères appas, Ne t'appartiennent point : tu ne les comprends pas. Vois-tu, tous les passants, les enfants, les poètes, Sur qui ton bois répand ses ombres inquiètes, Le pauvre jeune peintre épris de ciel et d'air, L'amant plein d'un seul nom, le sage au coeur amer, Qui viennent rafraîchir dans cette solitude, Hélas ! l'un son amour et l'autre son étude, Tous ceux qui, savourant la beauté de ce lieu, Aiment, en quittant l'homme, à s'approcher de Dieu, Et qui, laissant ici le bruit vague et morose Des troubles de leur âme, y prennent quelque chose De l'immense repos de la création, Tous ces hommes, sans or et sans ambition, Et dont le pied poudreux ou tout mouillé par l'herbe Te fait rire emporté par ton landau superbe, Sont dans ce parc touffu, que tu crois sous ta loi, Plus riches, plus chez eux, plus les maîtres que toi, Quoique de leur forêt que ta main grille et mure Tu puisses couper l'ombre et vendre le murmure ! Pour eux rien n'est stérile en ces asiles frais. Pour qui les sait cueillir tout a des dons secrets. De partout sort un flot de sagesse abondante. L'esprit qu'a déserté la passion grondante, Médite à l'arbre mort, aux débris du vieux pont. Tout objet dont le bois se compose répond A quelque objet pareil dans la forêt de l'âme. Un feu de pâtre éteint parle à l'amour en flamme. Tout donne des conseils au penseur, jeune ou vieux. On se pique aux chardons ainsi qu'aux envieux ; La feuille invite à croître ; et l'onde, en coulant vite, Avertit qu'on se hâte et que l'heure nous quitte. Pour eux rien n'est muet, rien n'est froid, rien n'est mort. Un peu de plume en sang leur éveille un remord ; Les sources sont des pleurs ; la fleur qui boit aux fleuves, Leur dit : Souvenez-vous, ô pauvres âmes veuves ! Pour eux l'antre profond cache un songe étoilé ; Et la nuit, sous l'azur d'un beau ciel constellé, L'arbre sur ses rameaux, comme à travers ses branches, Leur montre l'astre d'or et les colombes blanches, Choses douces aux coeurs par le malheur ployés, Car l'oiseau dit : Aimez ! et l'étoile : Croyez ! Voilà ce que chez toi verse aux âmes souffrantes La chaste obscurité des branches murmurantes ! Mais toi, qu'en fais tu ? dis. — Tous les ans, en flots d'or, Ce murmure, cette ombre, ineffable trésor, Ces bruits de vent qui joue et d'arbre qui tressaille, Vont s'enfouir au fond de ton coffre qui bâille ; Et tu changes ces bois où l'amour s'enivra, Toute cette nature, en loge à l'opéra ! Encor si la musique arrivait à ton âme ! Mais entre l'art et toi l'or met son mur infâme. L'esprit qui comprend l'art comprend le reste aussi. Tu vas donc dormir là ! sans te douter qu'ainsi Que tous ces verts trésors que dévore ta bourse, Gluck est une forêt et Mozart une source. Tu dors ; et quand parfois la mode, en souriant, Te dit : Admire, riche ! alors, joyeux, criant, Tu surgis, demandant comment l'auteur se nomme, Pourvu que toutefois la muse soit un homme ! Car tu te roidiras dans ton étrange orgueil Si l'on t'apporte, un soir, quelque musique en deuil, Urne que la pensée a chauffée à sa flamme, Beau vase où s'est versé tout le coeur d'une femme. Ô seigneur malvenu de ce superbe lieu ! Caillou vil incrusté dans ces rubis en feu ! Maître pour qui ces champs sont pleins de sourdes haines ! Gui parasite enflé de la sève des chênes ! Pauvre riche ! — Vis donc, puisque cela pour toi C'est vivre. Vis sans coeur, sans pensée et sans foi. Vis pour l'or, chose vile, et l'orgueil, chose vaine. Végète, toi qui n'as que du sang dans la veine, Toi qui ne sens pas Dieu frémir dans le roseau, Regarder dans l'aurore et chanter dans l'oiseau ! Car, — et bien que tu sois celui qui rit aux belles Et, le soir, se récrie aux romances nouvelles, — Dans les coteaux penchants où fument les hameaux, Près des lacs, près des fleurs, sous les larges rameaux, Dans tes propres jardins, tu vas aussi stupide, Aussi peu clairvoyant dans ton instinct cupide, Aussi sourd à la vie à l'harmonie, aux voix, Qu'un loup sauvage errant au milieu des grands bois ! Le 22 mai 1837.
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L'ami d'enfance
Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859)
Poésie : L'ami d'enfance Titre : L'ami d'enfance Poète : Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859) Un ami me parlait et me regardait vivre : Alors, c'était mourir... mon jeune âge était ivre De l'orage enfermé dont la foudre est au coeur ; Et cet ami riait, car il était moqueur. Il n'avait pas d'aimer la funeste science. Son seul orage à lui, c'était l'impatience. Léger comme l'oiseau qui siffle avant d'aimer, Disant : « Tout feu s'éteint, puisqu'il peut s'allumer ; » Plein de chants, plein d'audace et d'orgueil sans alarme, Il eût mis tout un jour à comprendre une larme. De nos printemps égaux lui seul portait les fleurs ; J'étais déjà l'aînée, hélas ! Par bien des pleurs. Décorant sa pitié d'une grâce insolente, Il disputait, joyeux, avec ma voix tremblante. À ses doutes railleurs, je répondais trop bas... Prouve-t-on que l'on souffre à qui ne souffre pas ? Soudain, presque en colère, il m'appela méchante De tromper la saison où l'on joue, où l'on chante : « Venez, sortez, courez où sonne le plaisir ! Pourquoi restez-vous là navrant votre loisir ? Pourquoi défier vos immobiles peines ? Venez, la vie est belle, et ses coupes sont pleines ! ... Non ? Vous voulez pleurer ? Soit ! J'ai fait mon devoir : Adieu ! — quand vous rirez, je reviendrai vous voir. » Et je le vis s'enfuir comme l'oiseau s'envole ; Et je pleurai longtemps au bruit de sa parole. Mais quoi ? La fête en lui chantait si haut alors Qu'il n'entendait que ceux qui dansent au dehors. Tout change. Un an s'écoule, il revient... qu'il est pâle ! Sur son front quelle flamme a soufflé tant de hâle ? Comme il accourt tremblant ! Comme il serre ma main ! Comme ses yeux sont noirs ! Quel démon en chemin L'a saisi ? — c'est qu'il aime ! Il a trouvé son âme. Il ne me dira plus : « Que c'est lâche ! Une femme. » Triste, il m'a demandé : « C'est donc là votre enfer ? Et je riais... grand dieu ! Vous avez bien souffert ! »
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In deserto
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : In deserto Titre : In deserto Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Les pitons des sierras, les dunes du désert, Où ne pousse jamais un seul brin d'herbe vert ; Les monts aux flancs zébrés de tuf, d'ocre et de marne, Et que l'éboulement de jour en jour décharne, Le grès plein de micas papillotant aux yeux, Le sable sans profit buvant les pleurs des cieux, Le rocher renfrogné dans sa barbe de ronce ; L'ardente solfatare avec la pierre-ponce, Sont moins secs et moins morts aux végétations Que le roc de mon coeur ne l'est aux passions. Le soleil de midi, sur le sommet aride, Répand à flots plombés sa lumière livide, Et rien n'est plus lugubre et désolant à voir Que ce grand jour frappant sur ce grand désespoir. Le lézard pâmé bâille, et parmi l'herbe cuite On entend résonner les vipères en fuite. Là, point de marguerite au coeur étoilé d'or, Point de muguet prodigue égrenant son trésor ; Là point de violette ignorée et charmante, Dans l'ombre se cachant comme une pâle amante ; Mais la broussaille rousse et le tronc d'arbre mort, Que le genou du vent comme un arc plie et tord : Là, pas d'oiseau chanteur, ni d'abeille en voyage, Pas de ramier plaintif déplorant son veuvage ; Mais bien quelque vautour, quelque aigle montagnard, Sur le disque enflammé fixant son oeil hagard, Et qui, du haut du pic où son pied prend racine, Dans l'or fauve du soir durement se dessine. Tel était le rocher que Moïse, au désert, Toucha de sa baguette, et dont le flanc ouvert, Tressaillant tout à coup, fit jaillir en arcade Sur les lèvres du peuple une fraîche cascade. Ah ! s'il venait à moi, dans mon aridité, Quelque reine des coeurs, quelque divinité, Une magicienne, un Moïse femelle, Traînant dam le désert les peuples après elle, Qui frappât le rocher de mon coeur endurci, Comme de l'autre roche, on en verrait aussi Sortir en jets d'argent des eaux étincelantes, Où viendraient s'abreuver les racines des plantes ; Où les pâtres errants conduiraient leurs troupeaux, Pour se coucher à l'ombre et prendre le repos, Où, comme en un vivier les cigognes fidèles Plongeraient leurs grands becs et laveraient leurs ailes.
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Le mauvais vitrier
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Le mauvais vitrier Titre : Le mauvais vitrier Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Il y a des natures purement contemplatives et tout à fait impropres à l'action, qui cependant, sous une impulsion mystérieuse et inconnue, agissent quelquefois avec une rapidité dont elles se seraient crues elles-mêmes incapables. Tel qui, craignant de trouver chez son concierge une nouvelle chagrinante, rôde lâchement une heure devant sa porte sans oser rentrer, tel qui garde quinze jours une lettre sans la décacheter, ou ne se résigne qu'au bout de six mois à opérer une démarche nécessaire depuis un an, se sentent quelquefois brusquement précipités vers l'action par une force irrésistible, comme la flèche d'un arc. Le moraliste et le médecin, qui prétendent tout savoir, ne peuvent pas expliquer d'où vient si subitement une si folle énergie à ces âmes paresseuses et voluptueuses, et comment, incapables d'accomplir les choses les plus simples et les plus nécessaires, elles trouvent à une certaine minute un courage de luxe pour exécuter les actes les plus absurdes et souvent même les plus dangereux. Un de mes amis, le plus inoffensif rêveur qui ait existé, a mis une fois le feu à une forêt pour voir, disait-il, si le feu prenait avec autant de facilité qu'on l'affirme généralement. Dix fois de suite, l'expérience manqua ; mais, à la onzième, elle réussit beaucoup trop bien. Un autre allumera un cigare à côté d'un tonneau de poudre, pour voir, pour savoir, pour tenter la destinée, pour se contraindre lui-même à faire preuve d'énergie, pour faire le joueur, pour connaître les plaisirs de l'anxiété, pour rien, par caprice, par désœuvrement. C'est une espèce d'énergie qui jaillit de l'ennui et de la rêverie ; et ceux en qui elle se manifeste si opinément sont, en général, comme je l'ai dit, les plus indolents et les plus rêveurs des êtres. Un autre, timide à ce point qu'il baisse les yeux même devant les regards des hommes, à ce point qu'il lui faut rassembler toute sa pauvre volonté pour entrer dans un café ou passer devant le bureau d'un théâtre, où les contrôleurs lui paraissent investis de la majesté de Minos, d'Éaque et de Rhadamanthe, sautera brusquement au cou d'un vieillard qui passe à côté de lui et l'embrassera avec enthousiasme devant la foule étonnée. — Pourquoi ? Parce que... parce que cette physionomie lui était irrésistiblement sympathique ? Peut-être ; mais il est plus légitime de supposer que lui-même il ne sait pas pourquoi. J'ai été plus d'une fois victime de ces crises et de ces élans, qui nous autorisent à croire que des Démons malicieux se glissent en nous et nous font accomplir, à notre insu, leurs plus absurdes volontés. Un matin je m'étais levé maussade, triste, fatigué d'oisiveté, et poussé, me semblait-il, à faire quelque chose de grand, une action d'éclat ; et j'ouvris la fenêtre, hélas ! (Observez, je vous prie, que l'esprit de mystification qui, chez quelques personnes, n'est pas le résultat d'un travail ou d'une combinaison, mais d'une inspiration fortuite, participe beaucoup, ne fût-ce que par l'ardeur du désir, de cette humeur, hystérique selon les médecins, satanique selon ceux qui pensent un peu mieux que les médecins, qui nous pousse sans résistance vers une foule d'actions dangereuses ou inconvenantes.) La première personne que j'aperçus dans la rue, ce fut un vitrier dont le cri perçant, discordant, monta jusqu'à moi à travers la lourde et sale atmosphère parisienne. Il me serait d'ailleurs impossible de dire pourquoi je fus pris à l'égard de ce pauvre homme d'une haine aussi soudaine que despotique. « — Hé ! hé ! » et je lui criai de monter. Cependant je réfléchissais, non sans quelque gaieté, que, la chambre étant au sixième étage et l'escalier fort étroit, l'homme devait éprouver quelque peine à opérer son ascension et accrocher en maint endroit les angles de sa fragile marchandise. Enfin il parut : j'examinai curieusement toutes ses vitres, et je lui dis : « — Comment ? vous n'avez pas de verres de couleur ? des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis ? Impudent que vous êtes ! vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n'avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau ! » Et je le poussai vivement vers l'escalier, où il trébucha en grognant. Je m'approchai du balcon et je me saisis d'un petit pot de fleurs, et quand l'homme reparut au débouché de la porte, je laissai tomber perpendiculairement mon engin de guerre sur le rebord postérieur de ses crochets ; et le choc le renversant, il acheva de briser sous son dos toute sa pauvre fortune ambulatoire qui rendit le bruit éclatant d'un palais de cristal crevé par la foudre. Et, ivre de ma folie, je lui criai furieusement : « La vie en beau ! la vie en beau ! » Ces plaisanteries nerveuses ne sont pas sans péril, et on peut souvent les payer cher. Mais qu'importe l'éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l'infini de la jouissance ?
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Honte
Arthur Rimbaud (1854-1891)
Poésie : Honte Titre : Honte Poète : Arthur Rimbaud (1854-1891) Recueil : Derniers vers (1872). Tant que la lame n'aura Pas coupé cette cervelle, Ce paquet blanc, vert et gras, A vapeur jamais nouvelle, (Ah ! Lui, devrait couper son Nez, sa lèvre, ses oreilles, Son ventre ! et faire abandon De ses jambes ! ô merveille !) Mais non ; vrai, je crois que tant Que pour sa tête la lame, Que les cailloux pour son flanc, Que pour ses boyaux la flamme, N'auront pas agi, l'enfant Gêneur, la si sotte bête, Ne doit cesser un instant De ruser et d'être traître, Comme un chat des Monts-Rocheux, D'empuantir toutes sphères ! Qu'à sa mort pourtant, ô mon Dieu ! S'élève quelque prière !
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Ma douleur égoïste
Auguste Angellier (1848-1911)
Poésie : Ma douleur égoïste Titre : Ma douleur égoïste Poète : Auguste Angellier (1848-1911) Recueil : À l'amie perdue (1896). Faut-Il que ma douleur aussi soit égoïste ? Faut-il que par instants je tressaille surpris De trop souffrir pour moi ? — Dans quelle pose triste, Près de quelle fenêtre ouvrant sur des flots gris, Au fond desquels un peu de lumière résiste Au noir déchirement de ses derniers débris, Songes-tu, cependant que ton regard assiste À cette mort du jour dans les cieux défleuris ? Quel livre de chagrin et d'angoisse soufferte Tient sa page la plus désespérée ouverte Sous tes yeux pleins de pleurs, entre tes doigts tremblants ? Sous quels grands arbres nus traînes-tu tes pas lents ? Sur quel banc laisses-tu tomber ton corps inerte ? Dans quel miroir vois-tu tes premiers cheveux blancs ?
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L'amitié entre homme et femme est divine
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : L'amitié entre homme et femme est divine Titre : L'amitié entre homme et femme est divine Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Bonheur (1891). L'amitié, mais entre homme et femme elle est divine ! Elle n'empêche rien, aussi bien des rapports Nécessaires, et sous les mieux séants dehors Abrite les secrets aimables qu'on devine. Nous mettrions chacun du nôtre, elle est très fine, Moi plus naïf, et bien réglés en chers efforts Lesdits rapports dès lors si joyeux sans remords Dans la simplesse ovine et la raison bovine. Si le bonheur était d'ici, ce le serait ! Puis nous nous en irions sans l'ombre d'un regret. La conscience en paix et de l'espoir plein l'âme. Comme les bons époux d'il n'y a pas longtemps Quand l'un et l'autre d'être heureux étaient contents, Qui vivaient, sans le trop chanter, l'épithalame.
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Une bonne fortune
Alfred de Musset (1810-1857)
Poésie : Une bonne fortune Titre : Une bonne fortune Poète : Alfred de Musset (1810-1857) Il ne faudrait pourtant, me disais-je à moi-même, Qu'une permission de notre seigneur Dieu, Pour qu'il vînt à passer quelque femme en ce lieu. Les bosquets sont déserts ; la chaleur est extrême ; Les vents sont à l'amour l'horizon est en feu ; Toute femme, ce soir, doit désirer qu'on l'aime. S'il venait à passer, sous ces grands marronniers, Quelque alerte beauté de l'école flamande, Une ronde fillette, échappée à Téniers, Ou quelque ange pensif de candeur allemande : Une vierge en or fin d'un livre de légende, Dans un flot de velours traînant ses petits pieds ; Elle viendrait par là, de cette sombre allée, Marchant à pas de biche avec un air boudeur, Ecoutant murmurer le vent dans la feuillée, De paresse amoureuse et de langueur voilée, Dans ses doigts inquiets tourmentant une fleur, Le printemps sur la joue, et le ciel dans le coeur. Elle s'arrêterait là-bas, sous la tonnelle. Je ne lui dirais rien, j'irais tout simplement Me mettre à deux genoux par terre devant elle, Regarder dans ses yeux l'azur du firmament, Et pour toute faveur la prier seulement De se laisser aimer d'une amour immortelle.
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À Madame Henri Heine
Gérard de Nerval (1808-1855)
Poésie : À Madame Henri Heine Titre : À Madame Henri Heine Poète : Gérard de Nerval (1808-1855) Recueil : Poèmes divers. Vous avez des yeux noirs, et vous êtes si belle, Que le poète en vous voit luire l'étincelle Dont s'anime la force et que nous envions : Le génie à son tour embrase toute chose ; Il vous rend sa lumière, et vous êtes la rose Qui s'embellit sous ses rayons.
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Les Dieux
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Les Dieux Titre : Les Dieux Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Premiers vers (1864). Vaincus, mais non domptés, exilés, mais vivants, Et malgré les édits de l'Homme et ses menaces, N'ont point abdiqué, crispant leurs mains tenaces Sur des tronçons de sceptre, et rôdent dans les vents. Les nuages coureurs aux caprices mouvants Sont la poudre des pieds de ces spectres rapaces Et la foudre hurlant à travers les espaces N'est qu'un écho lointain de leurs durs olifants. Ils sonnent la révolte à leur tour contre l'Homme, Leur vainqueur stupéfait encore et mal remis D'un tel combat avec de pareils ennemis. Du Coran, des Védas et du Deutéronome, De tous les dogmes, pleins de rage, tous les dieux Sont sortis en campagne : Alerte ! et veillons mieux.
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